Petit passage par l’accueil médias avant d’entrer dans le théâtre antique et déjà toute l’atmosphère de Jazz à Vienne ressurgit. Après un an d’absence en raison de la pandémie, le bon air de ce monument des festivals de musique embaume nos poumons. Il est temps de profiter de la soirée funk avec une eau pétillante pas piquée des hannetons car Martha High se prépare à entrer sur scène attendue par une audience clairsemée mais passionnée.
Martha High grandiose
Sur scène, trois musiciens, le trio Soul Cookers, qui ne font pas dans les fioritures préparent le terrain pour la choriste, amie et confidente du quelque peu célèbre James Brown qu’elle a suivi pendant 35 ans. Dans ce laps de temps, elle a posé sa voix sur ses plus grands titres : « Payback », « Bodyheat » ou encore « Doin’ it to Death ou Summertime ». Martha High était avec lui au Boston Garden au moment de l’assassinat de Martin Luther King en 1968, elle a chanté pour les troupes américaines au Vietnam mais on l’a aussi vue en République démocratique du Congo pour assister au légendaire combat de boxe « Rumble in the Jungle » entre Mohammed Ali et Georges Foreman. La chanteuse soul porte une partie de l’histoire de la funk et ça lui va à ravir. Son timbre de voix suave, réconfortante et énergétique lui permet de monter très haut sans crisper son public et jouer sur des notes plus rondes et chaudes, offrant une palette très large mais harmonieuse et agréable. Il n’y a rien à dire, Martha High prend de l’espace ; musicalement sa voix prend le dessus sur ses musiciens qui proposent un jeu volontairement épuré.
Un mélange d’influences dont née la funk
Dans la pure tradition de la musique soul, dérivée du gospel, Martha High a fait ses débuts à l’église où elle rencontre ses acolytes pour former son premier groupe vocal, The Jewels, dans les années 60. C’est dans ces conditions qu’elle est repérée par James Brown, le Parrain de la Soul. Pendant le concert, on reconnaît là les influences du rythm & blues, du gospel, de la soul frappée du sceau de son mentor, celui qu’elle appelle encore respectueusement « Monsieur Brown ». Mais on sent aussi ses influences plus personnelles, la disco notamment qui rappelle qu’elle avait sorti l’album « High » en 1979. En 2000, elle avait quitté James Brown pour rejoindre un autre grand de la funk, Maceo Parker, initialement programmé le même soir à Vienne. La déesse de la soul « à la voix de diamant » chante une deep soul engagée et le spectacle glisse progressivement vers la funk plus authentique.
Les Soul Cookers la jouent modeste
Tony Match, à la batterie, accompagne la voix envoûtante de la diva de la soul mais ne s’encombre pas dans son jeu. Même quand il s’agit d’offrir un solo, on retrouve le charme immodéré des batteurs de jazz, fins techniquement et obnubilés par l’amour du swing sans expression abusive d’une quelconque virtuosité superflue. Le batteur arbore un jeu léger sur un kit des plus simples ponctué de pêches funky ou d’accents attendus pour le groove opère : les fioritures ? le show ? Très peu pour lui. On se met même à secouer la tête quand les riffs rappellent la disco. A la guitare, Roy Panebianco fait vibrer les cordes pour explorer une large palette d’influences. Aux motifs très soul music voire blues, le musicien dérive vers la pop, la disco ou même le rock. Ses solos, nombreux et maîtrisés, donnent du volume et une partition créative qui vient suppléer Martha High quand elle quitte ponctuellement la scène l’espace de quelques instants. Enfin, à l’orgue, l’honorable Leonardo Corradi s’amuse et assure l’arrière-plan mélodique des chansons interprétées. Il donne du volume et de la couleur aux titres qui s’enchaînent tandis qu’on ne voit pas le temps passer. Finalement, on se laisse prendre par cette soul tonique. Et alors, Martha High fait un petit clin d’œil à Maceo Parker avant d’entamer une plongée dans la funk sans que jamais le côté disco qui rend le moment si entraînant ne se dissipe totalement. Bien plus qu’une simple choriste, la grande Martha High a fait montre de son talent avec une prestance naturelle et sincère, apanage des plus grands.
Brooklyn Funk Essentials assure l’essentiel
Pas facile de prendre la suite quand on doit succéder à un monument comme Martha High. Pourtant, rien n’effraie les Brooklyn Funk Essentials. Les sept musiciens se sont aventurés dans un show aux influences particulièrement étonnantes, mêlant jazz, funk, soul, ska, disco, house et rap dans un cocktail produisant toujours le même effet : un groove entraînant pour une expérience funk dans toute sa splendeur.
Un cocktail de groove
Créée en 1993 aux Etats-Unis, la formation offre des morceaux associant spécificités du jazz, groove funk, phrasé hip hop et apartés reggae. Dans ces étonnants mélanges d’influences et de références culturelles, on retrouve le swing du Duke Ellington, les accents ethno-jazz et world music du saxophoniste Pharoah Sanders (d’ailleurs, leur premier album, Cool and Steady and Easy sorti en 1994 contient la reprise de « The Creator Has a Master Plan ») mais aussi du folklore turc (hérité de leur second album In The Buzz Bag [1998]), du registre latino ou encore de celui de l’acid jazz, lui-même fruit du mélange de jazz, de soul, de funk et de disco. Le show orchestre l’ensemble à merveille, alternant les moments très jazz fusion hip hop, le groove funky et les élans reggae initiés par le guitariste Desmond Foster. Ce-dernier est issue de la pure tradition reggae et ne cherche pas à nier cette sensibilité. Bien au contraire, quand il prend le micro, c’est pour partir dans le style typique de la musique reggae avec une voix chaude qui vient rompre l’unité apparente de cette funk disco. D’ailleurs, Desmond Foster invite le public à chanter en lui demandant de lui répondre. C’est d’autant plus étonnant dans un titre des plus funky mais rien n’y fait : on se régale car l’harmonie l’emporte.
Sur scène, ledit Desmond Foster alterne les riffs tantôt funky tantôt hip hop, Alison Limerick fait vibrer ses cordes vocales, Philip Neterowicz joue des claviers, Sven Andersson souffle dans son saxophone, Ebba Åsman s’emploie au trombone et au chant, Lati Kronlund à la basse et enfin Hux Nettermalm assure la partie rythmique à la batterie. Tout ce petit monde cosmopolite est réglé comme une horloge dans un show enivrant. L’énergie qui se dégage de la scène contamine le public et, même si l’on ne sait jamais vraiment ce qu’on écoute, on prend plaisir à vibrer. L’assise rythmique funk basse/batterie installe l’ambiance que les chœurs déploient. Le saxophone chante des notes dans des solos extasiant en répondant à la voix tandis que le clavier use des sonorités très disco pour tapisser la mélodie. L’alliance basse/batterie subjugue une rythmique puissante qui soigne le groove et qui suinte le hip pop.
La disco en arrière-plan
Derrière les parenthèses reggae teintées de ska/dub, le groove dévoile une solide constante disco avec des riffs parfois plus légers qui flirtent avec la soul. Mais c’est sans compter sur le binôme basse/batterie qui n’hésite pas à rentrer dans le lard pour porter la mélodie. Cette disco qui semble suivre tout le show entraîne et sert de fil conducteur pour un plébiscite groove. Çà et là, on apprécie aussi les tons de world music et les quelques bifurcations vers d’autres horizons dans des influences quelque peu exotiques, du latino au folklore turc. Les Brooklyn Funk Essentials installent aussi des moments plus planants notamment quand la saxophoniste prend des libertés, mentionnant l’absent du soir Maceo Parker à son tour. La démarche se rapproche parfois de l’expérimental mais on apprécie ce voyage et on le montre.
Ce soir là, à Vienne, avec ce public comblé, on s’est délecté des ambiances si particulières du théâtre antique et on en redemande. Du jazz naissent tous les styles. Ici, sa petite-fille, la funk, a été sacrément célébrée et il fallait qu’on vous le dise. Prenez-en de la graine.