Il est question ici d’un album. Il s’agit même de déterminer si celui-ci est un chef d’œuvre. Meilleur album de hardcore de tous les temps ? Bref, derrière ce teasing un brin clickbait, venu peut-être titiller ta curiosité sur les réseaux, se cache en vérité une envie profonde de parler musique, de parler de Biohazard et de leur album sorti en 1992 : Urban Discipline.

Les nineties sont peut-être les années qui se sont le plus prêtées aux expérimentations et hybridations en matière de création musicale. La raison ? Disons que les trois décennies précédentes ont tellement retourné le game dans tous les sens avec leurs lots de révolutions sonores (punk, rock progressif, heavy metal, etc.) et de groupes cultes (The Stooges, Rush, Coven, etc.) que les années 90 ont vu émerger toute une série de nouveaux artistes avec une soif de création sans limites. Ce qui, fort d’un héritage culturel absolument monumental, donna de sacrées pépites.

Un nouveau son

New York a toujours été un terreau très fertile pour la création artistique. C’est d’autant plus vrai pour ce qui est de la musique. Bon nombre de groupes ont ainsi marqué de leur empreinte l’histoire de cet art par le biais de sonorités nouvelles et de sorties emblématiques. Qu’il s’agisse des Ramones et du punk ou des Velvet Underground et du rock arty chapeauté sous la coupole d’Andy Warhol et sa Factory, toute cette ville est synonyme d’innovation, de révolution. New York est un personnage à part entière, source immense d’inspiration à qui se donne la peine de prendre une guitare, une basse, un micro ou de poser son cul derrière les fûts… Mais on y reviendra.

Biohazard, groupe de punk hardcore formé en 1988 et originaire de Brooklyn, est composé d’Evan Seinfeld au chant et à la basse, de Billy Graziadei au chant également et à la guitare rythmique, de Bobby Hambel, gratteux chargé des solos et des backing vocals et enfin, de Danny Schuler à la batterie. Le groupe débarque quatre ans plus tard avec ce Urban Discipline et amène avec lui une fraîcheur inédite. En parlant d’hybridation, voilà un album qui mélange deux sous-cultures – même si ce terme est tout de même assez péjoratif – de l’époque : le metal et le hip-hop.

Alors on est d’accord, ils n’ont rien inventé, cela avait déjà été fait avec le combo Run-DMC / Aerosmith sur une nouvelle version enregistrée de Walk This Way dès 1986, mais là avec Urban Discipline, c’est la recette appliquée à tout un album. C’est autre chose les cocos.

L’album préfigure même l’explosion rap metal (bon sang que je n’aime pas ce terme) de la fin des années 90 avec des groupes comme Deftones, Limp Bizkit ou Korn, mais en bien meilleur. Même si Deftones, ça défonce attention hein !

Et c’est avec un son pareil que Biohazard a réussi à exporter sa musique en dehors de la Big Apple, ville où le groupe a déjà une grosse base de fans. New York a un rôle crucial dans la formation de groupes comme celui-ci. La ville donne tant matière à la création, à l’exploration, à la performance artistique tout simplement. Elle est une source intarissable d’expériences qui, faisant partie intégrante du processus créatif, s’avèrent plus que salvatrices pour son témoin. En effet, l’aspect testimonial se dégageant des œuvres proprement new-yorkaises amène avec lui une sincérité et une transparence tellement saisissantes, que ç’en est envoûtant. New York est unique et accouche de projets qui le sont tout autant.

Et puis, niveau musique, pas mal de courants artistiques nés là-bas ont eu des répercussions un peu partout. Venant de Brooklyn, Biohazard appartient à une scène emblématique du genre : le New York hardcore (ou NYHC).

Scène s’étant inspirée, à ses débuts, des pionniers du genre comme Black Flag, Bad Brains, Circle Jerks, The Adolescents ou bien Minor Threat mais qui, très vite, s’est construite une identité propre avec un son bien caractéristique. Par le biais de formations comme les Cro-Mags ou Agnostic Front, New York s’approprie les bases posées par les tauliers originaires de Californie et de Washington DC tout en apportant un souffle d’air frais : l’effet NY à n’en plus douter.

C’est du côté du metal que les coreux new-yorkais vont trouver leur bonheur en incorporant des sonorités thrashy à leurs compositions. S’en dégage une scène bien chanmé – le hardcore ayant par ailleurs toujours su délivrer des prestations live bien vénères et celà dès la fin des années 70 – du fait du climat lui-même plutôt hostile de la ville. Bon j’étais pas né mais j’imagine bien que New York dans les années 80, ça devait pas être bien safe de partout. Là aussi, le cinéma a su nous donner de nombreux témoignages en la matière. Et j’ai donc tout naturellement envie de mentionner American Gangster de Ridley Scott sorti en 2007 avec l’acteur le plus charismatique del mundo, j’ai nommé, Denzel fuckin‘ Washington.

C’est donc au sein de ce vivier culturel sans cesse bouillonnant en matière de créations et d’innovations que Biohazard débarque à la fin des années 80. Reprenant les codes du NYHC, le groupe pousse les curseurs à leur maximum et développe un son massif. Le rythme s’est considérablement ralenti et ça groove comme never. Merci beaucoup la basse bien mastoc de Evan Seinfeld aka « Spyder Jonez », devenu par la suite acteur dans des films de cul… Hardcore. Le gars sait définitivement jouer tout type d’instrument. Tu la sens sa continuité artistique là ?

Bref, il a juste troqué son manche de basse pour un autre, c’est tout. Pas de quoi en faire un flan.

Si les premières sorties de Agnostic Front reprennent le rythme ultra rapide symptomatique du hardcore des débuts, c’est avec les Cro-Mags que le NYHC sound prend une direction autre avec une énorme influence émanant du metal. Et la bande à John Joseph et Harley Flanagan a eu un réel impact sur les gars de Biohazard.

Urban Discipline est donc une pure œuvre new-yorkaise, quelque chose qui n’aurait pas été possible ailleurs. Cette ville, de par son gigantisme et son climat à nul autre pareil, a un tel impact sur ses habitants que les créations qui en ressortent sont tout de suite reconnaissables. Au cinéma, bien sûr, il y a eu Taxi Driver de Scorsese en 1976, véritable hymne, sur fond de Bernard Herrmann, à la ville. En musique, évidemment il y a eu une flopée d’artistes mais… Il y a Biohazard. Énorme concentré de tout ce qui constitue la mégalopole et preuve irréfutable que l’on est bien le produit de son environnement, les gars de Brooklyn ont une attitude, quelque chose en plus.

Mais il y a surtout un point que je tenais à aborder. La musique est de l’art, c’est un fait établi. C’est subjectif et elle fait évidemment appel à notre for intérieur, nous déclenche des émotions… On connaît tout ça ! Mais, je pense, que c’est dans la spontanéité la plus pure que l’on peut être à même de percevoir toute l’ingéniosité créative d’un groupe. Surtout en ce qui concerne le hardcore. Musique ultra rentre-dedans qui tire sa force de l’instant t au moyen de prestations live où le public scande des refrains à l’unisson. La qualité intrinsèque d’un morceau de hardcore réside dans son efficacité. Il doit faire appel à tes sens premiers, il y a quelque chose d’animal, de primitif même au sein de cette scène. C’est une musique instinctive en tout point. Qu’on l’exécute ou qu’on la reçoive, elle résonne dans ton bide et tu sais, dès les premières notes, que le morceau va taper juste et va taper fort. Eh bien, Biohazard fait figure de cas d’école en la matière.

Rarement un groupe, sur tout un album, n’aura été aussi efficace. Je défie quiconque de ne pas dodeliner gentiment de la caboche en l’écoutant. Tu prends un morceau comme « Tears of Blood », il m’est totalement inconcevable de ne pas frôler la luxation cervicale en le passant sur la platine. Ça martèle comme Charles à Poitiers en 732. Urban Discipline est une mine à riffs et à ce level là, c’est de l’orfèvrerie. Clairement, les gars auraient pu être diamantaires dans une autre vie tellement ça polit le riff avec soin et « délicatesse » (LOL).

Je parlais d’attitude plus haut et Biohazard suinte l’authenticité et la sincérité, des gars de Brooklyn quoi. Une impression de crew se dégage fortement du groupe, quelque chose de très fraternel. Il faut savoir que l’unicité est une valeur très importante au sein de la scène hardcore. Personne ne prétend être un virtuose avec un égo surdimensionné, comme ce fut le cas dans le rock progressif. Ce qui, à l’époque, a pu rebuter certaines personnes – d’où la révolution punk arrivée fin des années 70 – avec une fâcheuse tendance à la masturbation. Si la guitare est le prolongement du membre de celui qui la tient, je me demande bien de quel membre on parle avec le rock prog…

Très souvent, les musiciens hardcore font corps avec leur public et tout le monde est au même niveau. L’objectif premier est avant tout de prendre du plaisir avec tout le monde (grosse dédicace à la Fistinière) et sans public, le hardcore n’est plus. Puisque, justement, sa véritable force réside dans les prestations live données çà et là tout au long de l’année. Les groupes de la scène, pour la plupart, sont sans cesse sur la route, prêts à communier avec leurs fans un peu partout à la surface du globe. C’est quelque chose de très appréciable dans une musique toujours plus prompte à développer l’idolâtrie et la starification.

Le hardcore a toujours entretenu une relation étroite avec son public. C’est quand même le seul genre musical où, dans la plupart des concerts, il y a plus de membres du public sur scène que dans la fosse. Et puis, si la qualité des groupes hardcore varie au fil des années avec des sorties plus ou moins discutables, un seul aspect reste indéboulonnable : l’efficacité sur scène. Si vous n’avez jamais assisté à un concert de hardcore et que j’ai suffisamment éveillé votre curiosité en la matière, franchissez le pas même si pour une première, vous êtes le fameux standing in the back guy. Après, il y a toujours YouTube me direz-vous et son lot de captations de concerts absolument incroyables. À ce propos, allez checker la chaîne hate5six pour vous rendre compte de l’ambiance qui règne, même en 2020. C’est toujours la folie furieuse. Et si la scène a pu se mordre la queue fin des années 90 / début des années 2000, le genre ayant la fâcheuse habitude à tourner en rond et devenir redondant, la décennie 2010 a vu débarquer des formations über talentueuses (Harm’s Way, Turnstile, Jesus Piece, Candy et Code Orange en tête).

Back in 1992! Le groupe originaire de Brooklyn ne crache pas dans la soupe. Il assume et, mieux encore, affirme son côté working class. Les lyrics sont chargées en critiques sociales et sont d’autant plus efficaces au travers de phrasés rap et de refrains parfaitement taillés pour le singalong. En aucun cas moralisateurs, que ce soit sur scène ou en studio, Biohazard alerte la jeunesse sur les dangers liés à la consommation excessive de drogues et d’alcool. On est très loin du côté élitiste à la con du mouvement Straight Edge initié par Minor Threat où le principe de base est de conchier n’importe quelle personne ne respectant pas leurs préceptes, à savoir, pas de sexe, pas de drogues, pas d’alcool… L’abstinence totale quoi. Chouette. On doit bien se marrer avec eux.

Avec Biohazard, c’est différent. Les membres ne sont pas exempts de tout reproche et ce faisant, ne regardent pas leurs fans de haut. Minor Threat, eux, regardent à-peu-près tout le monde de très haut. On raconte même qu’ils se déplacent uniquement en grand-bi…

Dans une interview datant de 1990, une des premières qu’a pu faire le groupe, Biohazard raconte que la drogue est un fléau mais que ce n’est pas en adoptant une attitude condescendante et sectaire envers la jeunesse que les choses vont s’arranger. Au contraire, plus proches de la figure tutélaire, les membres du groupe se voient plus comme des mentors tolérants pour leur base de fan (essentiellement composée de jeunes de l’époque). Par le biais de paroles sensées, ils encouragent les jeunes à se détourner de ces excès, à apprendre de leurs erreurs et comme le dit si bien Billy dans l’interview :

La vie est déjà assez dure comme ça.

Ce que je veux dire à travers tout ça, c’est que même si tout dans Biohazard, que ce soit leur son, leur attitude, leur dégaine, la scène dans laquelle ils évoluent, l’influence de la ville qui les a vu grandir, est parfaitement explicable, le tout sonne comme une révolution et, à cette époque personne, absolument personne, ne sonnait comme eux. Ni plus, ni moins.