« Dur dur » d’être un lanceur d’alerte ! Pressions, harcèlement judiciaire, parfois même prison. Voici les probables obstacles auxquels vous devrez faire face si un jour vous décidez d’alerter l’opinion publique sur les pratiques douteuses de votre entreprise ou de votre administration. Oui oui, aujourd’hui, en France et dans le monde, il est encore possible de dénoncer un vaste système de fraude fiscale et de blanchiment d’argent et d’être inquiété par la justice, secret des affaires oblige.

David contre Goliath

Depuis près de dix ans, les scandales pleuvent. Par l’intermédiaire de plusieurs médias, de simples citoyens ont pris la décision de briser l’omerta du milieu dans lequel ils évoluaient. Allant du plus haut sommet de l’Etat américain avec les révélations d’Edward Snowden sur les agissements de la NSA en matière de surveillance de masse en 2013 (1), jusqu’à Antoine Deltour qui, en 2014, faisait éclater le scandale des LuxLeaks (2), en passant par le scandale sanitaire du Médiator (2010) dévoilé par la pneumologue Irène Frachon (3); il y en a pour tous les goûts. Mais trêve de plaisanteries car l’enjeu est de taille. La quête insatiable de profits de certaines multinationales agissant dans l’opacité la plus totale ainsi que l’infatigable soif de pouvoir d’Etats dont on ne citera pas le nom, font du lanceur d’alerte l’ultime rempart aux dérives de ces derniers.

Indifférence

Quelle place pour la démocratie et l’intérêt public dans un monde de plus en plus gouverné par les intérêts privés ? La force du lanceur d’alerte réside dans sa capacité à interpeller l’opinion publique, afin de la laisser seule juge des excès dévoilés. Pourtant, les affaires se multiplient et se heurtent bien trop souvent à un mur d’indifférence, tant de la part des citoyens que de la part des pouvoirs publics (si ce n’est qu’ils ne soient eux-mêmes mis en cause). Ainsi, l’info choque puis tombe dans l’oubli. Il est aisé de comprendre qu’un montage fiscal complexe, impliquant sociétés offshores et paradis fiscaux au Panama soit moins glamour que la dernière saison de Game of Thrones. Mais contrairement à Game of Thrones, il s’agit ici de violations de certaines libertés fondamentales, d’écoles, d’hôpitaux ou encore de maternités qui ne verront jamais le jour ou qui seront fermés en raison du gouffre financier que représentent l’évasion et l’optimisation fiscale. Pour autant, le lanceur d’alerte se retrouve bien souvent seul ou presque face à des géants après avoir sauté le grand pas. Plus ou moins un remake de David et Goliath en somme. Mais dans ce cas, c’est loin d’être David qui l’emporte à tous les coups.

Des failles juridiques encore importantes

Lors d’une conférence donnée à Science Po Lille le 5 février 2019, Antoine Deltour revient sur ses années de lutte. Selon lui, l’objectif d’un lanceur d’alerte ne peut aboutir sans un soutien financier, juridique mais aussi et surtout psychologique. Autant d’éléments que ne peuvent s’offrir la majorité d’entre eux. En 2018, il est relaxé et obtient définitivement le statut de « lanceur d’alerte ». Raphaël Halet, ex-collègue de M.Deltour, lanceur d’alerte lui aussi à l’occasion des LuxLeaks, n’aura pas cette chance, faute de n’avoir fourni « aucune information jusqu’alors inconnue pouvant relancer ou nourrir le débat sur l’évasion fiscale » selon la cour de cassation.Cette double décision met en lumière les failles juridiques encore considérables sur la question de la protection des lanceurs d’alerte. Par conséquent, les whistleblowers comme on les appelle dans le monde anglophone sont, la plupart du temps, condamnés à une vie au mieux d’exil, au pire d’incarcération, à l’image de Chelsea Manning, lanceuse d’alerte du scandale d’Abou Ghraib (4).

Une prise de conscience encore frileuse

Ces récents évènements ne sont toutefois pas tombés dans l’oreille d’un sourd. Le pouvoir politique semble avoir pris la mesure du problème et tente depuis de mettre en place un cadre législatif. La loi Sapin II votée en 2016 en France met en place un système de palier et fait pour le moment office de référence en Europe. Le texte stipule que le lanceur d’alerte devra d’abord alerter sa hiérarchie interne. Paradoxal. Il lui sera néanmoins possible de passer outre et d’interpeller des instances d’Etat, puis, en ultime recours, la presse. Delphine Pollet-Panoussis, dans son ouvrage Les Lanceurs d’Alerte pointe du doigt les limites de cette procédure qui, selon elle, permettrait aux personnes en causes de tuer le problème dans l’œuf.

Des avancées à l’échelle européenne

Cette critique a refait surface lors des discussions autour d’une directive européenne sur le sujet. En 2018, la Commission a en effet pris les devants en proposant un texte novateur en la matière. Au cours des discussions entre le Parlement européen et le Conseil européen (représentant les Etats), le débat s’est cristallisé autour, d’une part, de la position globalement admise prônant un champ d’application large, et d’autre part de la position française campant sur une volonté de privilégier l’alerte en interne ; un « non-sens » selon Virginie Rozière, députée européenne socialiste porteuse du projet. « Demander aux lanceurs d’alerte de d’abord passer par leur hiérarchie, comme le souhaite le gouvernement français, c’est clairement tout faire pour que les personnes en mesure de lancer l’alerte ne le fasse pas » s’était indigné le journaliste de Cash Investigation Edouard Perrin, inculpé lui aussi dans le procès des LuxLeaks. Le 12 mai 2018, bien qu’encore provisoire, c’est la position contraire à la France qui l’a emportée lors des négociations. Ainsi, des « canaux sûrs » devraient être mis en place afin de pouvoir alerter en interne ou publiquement sans craindre des représailles. Virginie Rozière salue « une avancée majeure pour notre démocratie ». Elle espère par ailleurs que cette directive sera en mesure de contrebalancer l’effet néfaste de la loi secret des affaires.

Lutte commune

Ce texte avait suscité de vives réactions au sein du monde médiatique, déplorant une atteinte à la liberté de la presse. Le pouvoir politique français semble en effet prendre une orientation en matière de liberté d’informer qui pose question et inquiète. A l’heure où le pouvoir économique semble dicter la bonne parole à l’exécutif, lanceurs d’alerte et journalistes font plus que jamais front commun pour tenter de préserver cette liberté fondamentale, essentielle à toute démocratie qui se veut en bonne santé.

A suivre…

  1. Scandale Snowden : https://www.lemonde.fr/technologies/article/2013/07/02/prism-snowden-surveillance-de-la-nsa-tout-comprendre-en-6-etapes_3437984_651865.html
  2. Scandale LuxLeaks : https://www.francetvinfo.fr/economie/impots/paradis-fiscaux/l-article-a-lire-si-vous-n-avez-rien-suivi-aux-luxleaks_1421623.html
  3. Scandale Médiator : https://www.lemonde.fr/sante/article/2012/12/12/affaire-du-mediator-le-point-si-vous-avez-rate-un-episode_1804954_1651302.html
  4. Scandale d’Abou Ghraib : https://www.nouvelobs.com/photo/20160825.OBS6879/torture-humiliations-les-photos-qui-ont-revele-l-horreur-d-abou-ghraib.html