Chômage, inflation, insécurité, montée de l’extrême-droite et de l’antisémitisme, crise institutionnelle, capitalisme débridé, consommation et culture de masse ; des thèmes que l’on pourrait retrouver aussi bien au sommaire d’une émission de Bernard de La Villardière qu’à celui du Monde Diplomatique. Si ces sujets sont symptômes de notre époque, ils sont aussi maladies de l’entre-deux-guerres, ces si funestes « années 30 ». On entend en effet de plus en plus de la part des politistes et politologues de tous horizons cette analogie, il suffit d’une simple recherche sur le site de France Culture pour répertorier huit émissions consacrées au sujet depuis 2012, et au moins un article dans chacun des grands journaux d’actualité entre octobre 2018 et aujourd’hui. On s’y inquiète particulièrement de la montée des extrêmes droites populistes européennes aujourd’hui, apparentée à la popularité grandissante des régimes fascisants des années 30, de Hitler à Franco, en passant par Doriot et Mussolini.
Devoir choisir
Les victoires d’Orban, de Salvini, de l’extrême-droite à chaque élection, jusqu’aux dernières européennes, inquiètent évidemment tout européen s’attachant aux principes d’égalité et de démocratie, et tout analyste qui connait l’Histoire. La popularité des néo-fascistes repose sur les mêmes bases que celles qui ont fait chuter la jeune République de Weimar comme l’antique IIIème République Française : crise économique, inflation sans borne, les forces du capitalisme relâchées en explosions anarchiques, le tout parachevé par une crise mondiale (1929 ou 2008). A cela s’ajoute l’image de gouvernants incapables de mener des politiques économiques et sociales soutenables, malgré des mouvements populaires massifs pour réclamer et protéger leurs droits (Gilets Jaunes de novembre 2018 ou mineurs de charbon de 1936, au choix). La société, subissant des vagues de changements inattendus et lourds, comme la mondialisation, l’importation de la culture, l’innovation technique, les migrations, se replie dans une identité fantasmée, dans ses prétendues racines de « gaulois », « chrétiennes ». Les peuples européens, fort dépourvus quand la crise fut venue, cherchent un bouc émissaire, celui qui, seul, a détruit l’ordre culturel (René Girard). Les juifs, les émigrés, les francs-maçons, aujourd’hui comme hier sont accusés, à coup de complots ou de fake news, d’être la source de tous les maux de l’Europe. C’est à cause d’eux que l’Allemagne avait perdu sa grandeur, c’est encore à cause d’eux que le Royaume-Uni est en train de la perdre, ce qui le pousserait à quitter l’Europe. Yascha Mounk, professeur à Harvard, montre que presque la moitié des jeunes américains accepterait de concéder leur liberté au profit d’un gouvernement plus efficace, un régime plus autoritaire (Le Peuple contre la démocratie, 2018). En Europe, les régimes populistes et autoritaires ne se gênent plus pour réprimer les libertés individuelles, prenons pour seul exemple les persécutions contre les homosexuels en Europe de l’Est et en Ex-URSS. Nul besoin d’expliciter la similarité historique du phénomène.
Dans un tel climat, les forces vives de l’Europe promettent de se poser en rempart contre la barbarie : « jamais l’Europe n’a été autant en danger » (Lettre aux européens du 4 mars 2019 d’Emmanuel Macron) , et d’en conclure : citoyens européens, il faudra choisir entre les nationalistes et les progressistes, pour sauver l’Europe, et « les valeurs de progrès qu’elle porte » (Ibid.). Nous avons donc choisi, entre libéraux et illibéraux, entre Macron et Orban, entre la démocratie et la terreur, puisque l’histoire nous l’a appris.
Il n’y a pas de fatalité à la condition européenne
Pourtant Marx, en 1852, nous prévenait déjà : « L’Histoire se répète toujours deux fois, la première fois comme une tragédie, la seconde comme une farce ». L’Histoire n’est pas une fatalité, un système inéluctable. L’Histoire, c’est comprendre le passé pour voir le futur, l’Histoire tâtonne et se cherche en permanence en puisant dans son propre imaginaire. En cherchant les points communs entre les années 1930 et aujourd’hui, on trouve forcément une opposition entre nationalistes bruns et progressistes heureux et européistes. On crée la similitude, la crise et le « danger » de l’Europe en gommant les différences entre les temps, en oubliant que l’Histoire n’est en aucun cas comparable avec elle-même.
Les années 1930 sont des années de désillusions d’une société basée sur l’ordre et la tradition. On ne pense pas la faillibilité du capitalisme avant 1929, ni la faillite de la démocratie avant 1933. Ce sont des sociétés en perte de repères, qui tentent en vain de s’appuyer sur leurs (infra)structures traditionalistes, verticales et paternalistes, à savoir la patrie, exaltée jusqu’au nationalisme, l’amour du drapeau, du peuple, de la race, tous construits en opposition à son voisin, les plaies de la Grande Guerre sont loin d’être refermées. Que faire d’autre pour des peuples piégés dans leur destinée, plus incertaine que jamais, que de lire en négatif ce que l’Europe leur apporte : concurrence, instabilité économique dans les échanges, conflits coloniaux…L’Etat tel qu’il est ne suffit plus, le charisme et la poigne de l’Homme providentiel apparaît au-dessus de la masse, l’Europe et le monde brûlent.
Tenter de colorier la toile européenne contemporaine avec les mêmes couleurs relève selon toute vraisemblance de la faute historique, voire déontologique pour celui qui se veut peintre de notre temps. L’Europe, si elle est menacée et critiquée dans son fonctionnement, a ceci pour elle d’exister. Pour une fois, le Président français a raison, en rappelant dans sa Lettre que notre Europe s’est fondée en premier lieu pour garantir la paix entre les peuples. Créer l’Union entre européens, c’est créer un lien et une destinée commune à des populations héritières des affres de la guerre et de la conflictualité endémique de l’Europe désunie. Ces peuples sont ceux qui se libèrent dans le même temps des structures de domination, qu’elles soient de genre ou de classes et des superstructures partisanes ou syndicales. On devient un certain individu dans sa plénitude différence, on n’est plus un Allemand parmi la foule, mais un individu avec les autres, on échange, on partage, on crée l’Europe. Alors, disparaît l’idée que le choix, (tant sexuel que politique), sera forcément binaire en Europe. On ose aujourd’hui penser et revendiquer une troisième voie entre l’Europe néo-libérale et l’Europe néo-fasciste. Les dernières européennes semblent en effet faire poindre au milieu des flaques brunes un espoir de couleur verte.
There is alternative
Il est évident que l’Europe est en crise à tous les niveaux, économiques comme sociaux, que discriminations et haine se propagent et détruisent tout lien social. Il est moins évident d’admettre que si les phénomènes sont similaires entre les années 30 et aujourd’hui, leurs causes sont bien différentes. L’Europe en crise n’est pas tant due à des Etats démocratiques trop faibles dans les nouvelles configurations de la modernité, mais bien au contraire à l’Europe elle-même, déficitaire en démocratie, en représentativité, en pouvoir d’action, d’un projet concret portant un imaginaire européen par-delà les frontières des contraintes budgétaires et de la rigueur. L’Union Européenne comme purement libérale et régulatrice, source des contestations et des oppositions en Europe, est l’artefact de ceux qui veulent aujourd’hui la sauver pour éviter le retour de l’Histoire. Bernard Guetta, journaliste et fraîchement élu député européen sous l’étendard macronien, est bien celui qui nous congratule quotidiennement de son billet géopolitique sur France Inter, semblable à une ode à la régulation des déficits et à la toute puissance de la BCE, ce qui laisse entrevoir la révolution institutionnelle qui n’arrivera pas avec les nouvelles forces libérales d’Europe. N’existe-t-il plus d’européens progressistes portant une autre Europe, une alternative qui se veut plus qu’un barrage à la terreur. Édifions des portes plutôt que des remparts entre les européens, comprenons la colère. Si on cède le pavé à ceux qui voient ici le retour de l’Histoire terrible des années 30, opposons à la fatalité du choix l’espoir d’un New Deal Européen.