Pour détourner le regard d’un contexte social explosif mêlant, entre autres choses, crise de l’hôpital public, réforme des retraites, ras-le-bol des enseignants et violences policières, il existe un ingrédient magique : l’islam. Certains politiques et autres médias peu scrupuleux l’instrumentalisent sans modération, telle une botte secrète ou une attaque spéciale qui permettrait d’occulter tous les problèmes profonds auxquels la société française doit faire face. Seule limite de cette astuce, elle ne dure qu’un temps. C’est probablement pour cette raison qu’elle réapparaît à intervalle régulier depuis des temps presque immémoriaux… Le dernier épisode de cette funeste série n’est autre que l’affaire Mila.

Un petit récapitulatif s’impose. Les faits remontent à début février. Mila, une jeune adolescente de seize ans, a été victime d’une vague de cyberharcèlement et de menaces de mort suite à une vidéo postée sur le réseau social Instagram où elle critique sans nuance et avec vulgarité la religion musulmane. La vidéo fait le buzz et il ne faut pas attendre bien longtemps avant de voir une multitude de médias et de politiques s’emparer de l’affaire. Une question fondamentale est alors posée sur tous les plateaux : a-t-on encore le droit de blasphémer sans risquer pour sa vie ? Quid de la liberté d’expression ? Que faire face au fondamentalisme islamique qui tente désespérément de bâillonner la voix de la République ?

En termes juridiques, les propos de la jeune Mila ne s’inscrivent pas, à priori, dans le cadre du délit d’incitation à la haine raciale ou religieuse, ne visant pas directement des personnes ou une communauté en particulier, mais bien une religion en tant que telle (un procès reste néanmoins en attente pour fixer cette décision). Il est également déplorable de voir un tel déferlement de haine sur une adolescente qui, de toute évidence, n’a pas mesuré le poids de ses mots. Le débat qui découle de cette affaire aurait donc pu se focaliser sur le problème majeur du harcèlement en ligne, ou sur les paroles de haine qui tendent à pulluler sur les réseaux sociaux. Il n’en fut rien.

En deux temps trois mouvements, l’affaire occupe l’intégralité de l’espace médiatique. Marine le Pen, à l’instar de l’ensemble de sa veine politique, ainsi que d’une large partie de la droite, n’hésite pas à pointer du doigt son coupable favori : l’islam radical. Selon elle, cette affaire est révélatrice d’une soi-disant lutte communautaire qui opposerait le « fondamentalisme islamiste » et les valeurs de la république. De l’autre côté de l’échiquier politique, la gauche est accusée d’abandonner ses combats de la première heure, à savoir la liberté d’expression ou encore la laïcité, au profit de la lutte contre l’islamophobie, ou plutôt, par peur d’être eux-mêmes taxés d’islamophobe.

Puis apparaît le fameux #JeSuisMila. Dès lors, une question est sur toutes les bouches : « êtes-vous Mila ? ». Gare à ceux qui ne répondront pas par l’affirmative. C’est ainsi que l’on touche le nerf du problème. La cacophonie médiatique et politique commençait à vraiment partir dans tous les sens. Que faire ? Réduire le débat à un choix binaire. Réduire le champ de la pensée. En réalité, il est possible d’avoir mille et un avis sur cette affaire. Il est tout à fait possible de défendre une liberté d’expression totale tout en condamnant de manière ferme des propos inadmissibles qui peuvent blesser une communauté. Cela rappelle la fameuse question « est-ce que vous condamner ? » que l’on peut entendre sur chaque plateau télé au lendemain d’une manifestation entachée par des violences. Encore une fois, en posant cette question on ne vous laisse pas le choix.

Il est vrai, en principe, et selon la même liberté d’expression dont il était question tout à l’heure, un invité a le droit de répondre par oui ou par non. Dans les faits, si la réponse est négative, l’invité est rapidement présenté comme une personne qui cautionne à 100% de tels actes ou propos, sans aucune nuance, et à fortiori qui va à l’encontre des valeurs de l’Etat de droit. Le monde est pourtant bien plus complexe que cela. Ce qu’il y a de véritablement problématique dans le traitement médiatique et politique de l’affaire Mila, c’est qu’ici, la « liberté de blasphémer » a été érigée en allégorie de la république elle-même, et mise en opposition totale avec une religion musulmane sur laquelle « on n’aurait plus le droit de rien dire » au risque d’être menacé de mort.

Les analogies dans ce sens n’ont pas manqué, allant parfois jusqu’à comparer l’affaire Mila au drame de Charlie Hebdo du 7 janvier 2015. Mila a même pu être présenté comme une Marianne. Est-ce vraiment cela les valeurs de la république ? Présenter une religion et par conséquent une importante partie de la population, qui sont eux aussi des citoyens, qui vivent eux aussi selon les lois de la république, comme des « ennemis de notre pays ». Essentialiser toute une communauté sur des propos tenus par une minorité de personnes se cachant derrière l’anonymat. Appauvrir le débat public en cantonnant la réflexion à un choix binaire et ainsi, tendre de plus en plus vers ce que Hannah Arendt appelait « le vide de la pensée ». Est-ce vraiment cela les valeurs de la république ?

Cette affaire met également en lumière la relation toute particulière que la société française entretient avec la religion musulmane. On remarque en effet que dans la plupart des affaires politico-médiatiques ayant touché de près ou de loin à la question de l’islam, le même schéma se répète. A l’instar de l’affaire Mila, les musulmans sont systématiquement présentés par une partie de l’échiquier politique et médiatique, en opposition avec une valeur symbolique de la république. On opposera la laïcité à l’usage du burkini, la liberté de blasphémer à la haine, entre autres exemples. En revanche, quand il s’agit d’autres religions, le traitement politico-médiatique change. On constate par exemple qu’une marche contre l’antisémitisme a été organisée suite aux insultes proférées à l’encontre d’Alain Finkielkraut.

L’idée ici n’est en aucun cas de faire des comparaisons absurdes entre telle ou telle religion, mais plutôt de montrer par les faits le deux poids deux mesures dont peuvent user certains médias ou politiques dans le traitement des questions religieuses. L’islam, et ceux depuis un certain temps, est de plus en plus présenté comme un péril pour les valeurs de la république française. Du moins, c’est une impression qui ressort lorsque l’on est attentif aux chaînes d’infos en continu. Cette obsession a notamment été étudiée par Thomas Guénolé dans son ouvrage Islamopsychose où il tente de déconstruire ce qu’il appelle « une représentation collective délirante de l’islam français ».

L’affaire Mila a fait grand bruit, un peu trop peut-être. On a ainsi assisté à une de ces semaines, qui surviennent une fois de temps en temps, où tous les présentateurs télé n’ont qu’un seul mot à la bouche : islam.  L’espace est grand ouvert et les politiques s’y engouffrent servant par la même occasion leurs propres intérêts. A la fin de la semaine, quand tout le monde a fait son beurre, que reste-t-il ? Il reste une société qui devrait avoir du mal à se regarder dans le miroir. Il est évident que la liberté d’expression est un droit fondamental qu’il faut défendre corps et âmes. Cela est tout aussi évident que dans un pays libre, il est indispensable de pouvoir critiquer une religion. Cela doit-il pour autant se faire au prix de la stigmatisation permanente d’une seule et même religion, l’islam ? Une chose est sûre, c’est sans impatience que l’on attend le prochain feuilleton médiocre islamo-politico-médiatique, car pour finir sur une citation de Hannah Arendt précédemment citée, « c’est dans le vide de la pensée, que s’inscrit le mal ».