Le public s’installe sans précipitation. Quelques bavardages, une bière encore fraîche à la main, et puis les premières notes retentissent. Une entrée directe, dense, sans fioriture : Donny McCaslin et Ishkero ouvrent la soirée tambour battant.

Donny McCaslin & Ishkero — Le choc des énergies

C’est Donny McCaslin et Ishkero qui ouvrent la soirée. Et très vite, on comprend que ce n’est pas un simple échauffement. L’un des saxophonistes les plus aventureux de la scène new-yorkaise croise ici la route de l’un des groupes les plus vifs du jazz français actuel. Une rencontre musclée, presque explosive, mais d’une grande tenue. Dès les premières mesures, l’espace est saturé d’énergie : ça monte, ça se tend, ça joue serré. McCaslin, silhouette tendue et souffle tranchant, envoie des lignes de sax nerveuses, très écrites mais toujours prêtes à déraper, comme si l’improvisation était déjà dans l’intention. À ses côtés, Ishkero ne se contente pas d’accompagner — le groupe pousse, soulève, construit un socle rythmique souple et vibrant, quelque part entre jazz fusion, rock progressif et groove électro.

Donny McCaslin et Ishkero ont ouvert magistralement la soirée à Jazz à Vienne. (© Gwen Gaudy)
Donny McCaslin et Ishkero ont ouvert magistralement la soirée à Jazz à Vienne.

Une tension permanente entre structure et chaos

Les ruptures rythmiques sont nettes, les envolées bien tenues, les effets électroniques ajoutent des strates sans jamais noyer le son. On pense parfois à Weather Report, parfois à King Crimson, mais le tout reste singulier, animé d’un souffle propre. Antoine Vidal à la basse et Adrien Dutertre à la batterie tiennent la base avec rigueur, tandis que l’organique s’infiltre par touches dans le jeu des claviers de Arnaud Forestier. Et puis McCaslin, toujours, qui revient à l’avant, en flamme, dans un solo qui fend la masse. Le public, d’abord un peu médusé, entre peu à peu dans cette transe cérébrale. Ce n’est pas de la musique qui caresse, c’est une musique qui provoque, qui interroge, qui nous secoue.

Une belle claque pour démarrer la soirée — et une rencontre transatlantique qu’on aimerait voir rejouée ailleurs, autrement, tant le dialogue a quelque chose d’évident.

Meshell Ndegeocello — Une basse au cœur, la voix en partage

Quand Meshell Ndegeocello monte sur scène, c’est un monde entier qui semble s’ouvrir. On s’attend à des voix chaleureuses, des harmonies souples, enveloppées dans une néo soul délicate aux sonorités puissantes, émotionnelles. Et dès les premières minutes, l’attente est comblée.

Meshell Ndegeocello a ravi le public du Théâtre Antique pour Jazz à Vienne. (© Simon Bianchetti)
Meshell Ndegeocello a ravi le public du Théâtre Antique pour Jazz à Vienne.

Les mélodies s’enchaînent comme un concerto de voix enchevêtrées, qui épousent les lignes de basse et la pulsation subtile des percussions. La guitare, elle, se fait discrète mais juste, grattée avec pudeur, presque tendresse. Chaque note semble retenue, mesurée, au service d’une intensité qui touche au cœur. Le public, saisi d’entrée, accueille ces vagues sonores avec une émotion palpable.

Une alchimie de groupe au service d’un propos

La basse, bien sûr, règne ici. C’est elle qui sculpte le paysage, qui imprime le rythme, qui donne de l’ampleur. Mais elle n’écrase rien — ni les voix, ni les instruments — au contraire, elle élève. Elle donne la réplique. Le collectif joue à l’unisson, et de cette entente naît une vibration commune. On perçoit dans l’ensemble des influences qui flirtent avec l’afrobeat, le funk, le reggae, le hip-hop, voire le rock, mais toujours ramenées à une logique profondément jazz. Tout s’entrelace, se réinvente, avec élégance.

Sur scène ce soir, Meshell est entourée d’un quintet complice : Justin Hicks, magnétique chanteur et performeur, est une présence centrale, habitée. Jebin Bruni aux claviers pose des nappes oniriques et profondes. Abe Rounds, batteur au groove feutré, maintient une tension souple, jamais démonstrative. Chris Bruce à la guitare signe des envolées sobres et ciselées, tandis que Julius Rodriguez jongle entre piano et claviers avec une grâce déconcertante. Chacun a sa voix, mais tous sont au service d’un même souffle.

Une artiste libre, entre héritage et avant-garde

Le spectacle devient peu à peu un voyage sensoriel, une traversée en douceur de paysages intérieurs. La musique dégage une profondeur rare, presque mystique. Il y a dans l’enchaînement des titres une beauté infinie, comme si chaque morceau ouvrait une porte vers un ailleurs. Poétique, sincère, transcendantal : le concert touche à quelque chose d’intime, d’universel.

Les lignes de basse font planer. Et quand Justin Hicks s’empare du micro, sa voix fend l’air et les tripes : performance vocale magistrale, habitée, poignante. Il y a des silences qui vibrent encore après qu’il a chanté. On ne peut pas feindre la surprise tant le niveau est haut.

Celle qui se tient là est une figure incontournable de la musique afro-américaine contemporaine. Née Michelle Johnson à Berlin en 1968, Meshell Ndegeocello a grandi à Washington D.C. Elle s’est imposée dans les années 1990 comme l’une des premières femmes ouvertement queer à signer chez une major dans le monde du hip-hop et du R&B, avec un son immédiatement reconnaissable — une basse ronde et frontale, une voix grave et parlée, une musicalité hybride et libre. Son premier album Plantation Lullabies (1993) a posé les bases d’un son qui allait influencer toute une génération. Depuis, elle a collaboré avec Prince, Herbie Hancock, Chaka Khan, Madonna, The Rolling Stones ou Robert Glasper. Vingt ans de carrière, onze albums studio, et un Grammy Award en 2024.

James Baldwin et la puissance du message

Ce soir, elle joue largement les répertoires de ses deux derniers chefs-d’œuvre : The Omnichord Real Book, rêverie musicale saluée par la critique, et No More Water : The Gospel Of James Baldwin, son dernier projet, publié chez Blue Note, hommage bouleversant à l’écrivain afro-américain et à ses luttes contre le racisme et l’exclusion. On y entend le souffle des églises noires, des luttes civiles et des espoirs blessés. La scène devient alors un espace d’expression politique, spirituelle, intime. Et Meshell, femme forte, engagée, indéniablement libre, s’y révèle plus que jamais cheffe de cérémonie.

L’orchestration est d’une beauté rare, avec des envolées lyriques et des flottements mélodiques assumés. Un entrelacs d’intensité et de légèreté. Le tout est vibrant, généreux, convaincant. Et à en juger par le tonnerre d’applaudissements qui secoue les gradins du théâtre antique, le public ne s’y est pas trompé : lui aussi a été conquis. Ce soir, Meshell Ndegeocello a laissé sa marque. Une empreinte forte, libre, et intensément lumineuse.

Kamasi Washington — Le souffle d’un géant, entre cosmos et conscience

Le public s’impatiente, l’ambiance est tendue, puis la lumière se tamise. Kamasi Washington entre sur scène sur Tubular Bells de Mike Oldfield, le thème devenu culte grâce au film L’Exorciste. Pas de doute, le ton est donné : ce sera mystique, viscéral, immense. Dès les premières secondes, on prend une claque. Une vraie. La batterie envoie tout ce qu’elle a — contretemps, remplissages, appels, ruptures — mais ne perd jamais sa ligne. Tout semble conçu pour sublimer le saxophone du maître, impassible, concentré, imposant dans sa tenue de soirée. Le jazz qui s’installe est riche, dense, exigeant. Mais généreux. Quel pied !

Kamasi Washington en majesté à Jazz à Vienne 2025. (© Simon Bianchetti)
Kamasi Washington en majesté à Jazz à Vienne 2025.

C’est un torrent sonore. À la fois massif et en apesanteur. La frappe lourde du batteur se fond dans les cuivres, entre les échappées du sax et les éclats de la trompette. Sur scène, une contrebasse ultra-présente, un DJ qui mixe à l’ancienne — scratchs et samples très 90s —, un pianiste aux nappes évasives. Et Rickey Washington, père de Kamasi, qui passe de la flûte au saxophone soprano avec une précision tendre. L’alchimie est saisissante.

Un jazz polymorphe, habité par l’histoire

On entend du jazz, bien sûr. Mais aussi du hip-hop, du funk, de la soul cosmique. Une musique inspirée, libre, nourrie d’échos venus de Herbie Hancock et Joe Zawinul, dans une démarche hybride, futuriste. Et sur scène, tout ça s’incarne. Des beats rap américains croisés à des envolées spirituelles. Une section rythmique redoutable. Des claviers atmosphériques. Des cuivres qui envoient. Ça vibre, ça explose, ça respire. Et ça touche.

Dans les gradins, un public de connaisseurs. Beaucoup savent : Kamasi Washington, c’est The Epic, triple album culte sorti en 2015 sur le label Brainfeeder, qui l’impose comme le nouvel héraut du jazz contemporain. C’est aussi Heaven and Earth, Harmony of Difference, et le supergroupe Dinner Party formé en 2020 avec Terrace Martin, Robert Glasper et 9th Wonder. Il a joué avec Snoop Dogg, Kendrick Lamar (To Pimp a Butterfly), Lauryn Hill, Chaka Khan, Flying Lotus, Herbie Hancock. Mais ce soir, pas besoin de CV. La scène parle pour lui.

Patrice Quinn, voix claire et puissante, illumine plusieurs titres avec une justesse épatante. Et tous les musiciens sont à la hauteur du mythe : précis, virtuoses, totalement investis. Rien ne déborde, tout circule. Il y a une intelligence collective rare. Et une musicalité toujours en mouvement.

La tension redescend, mais jamais l’intensité

Le set évolue. Le tempo ralentit. Les sonorités deviennent plus expérimentales, presque abstraites. Le piano introduit des touches délicates, pendant que le batteur effleure à peine ses cymbales. Une accalmie. Enfin un peu de fraîcheur dans l’air. Mais c’est bien la musique qui envoûte — une transe douce, un vertige lent. Le public reste suspendu à ce moment, comme hypnotisé par ce cocktail audacieux : percussions tranchantes, mélodies caressantes.

Chaque morceau est une fresque à lui seul, avec ses rebonds, ses nuances, ses ruptures. Parfois c’est la voix, parfois un sample, ou un cuivre qui surgit. Un relief coloré, une énergie qui change d’échelle à chaque instant. La trompette prend soudain le dessus, dans un solo extatique. Puis le DJ s’empare de l’espace, épaulé par un batteur d’une intensité folle — visage impassible, gestes millimétrés.

Kamasi Washington enchaîne, sans relâche. Par moments, il crée des parenthèses suspendues, presque intimes. Puis relance la machine d’un souffle. On sent qu’il aime ça : étirer, surprendre, nous emmener ailleurs. Et le public répond, frappe dans ses mains, entre dans la danse.

La soirée touche à sa fin, les gradins se vident doucement. Mais ceux qui restent, eux, jubilent. Ils savent qu’ils ont assisté à une démonstration. Kamasi n’a pas juste livré un concert. Il a offert une vision. Un jazz ample, ancré dans les racines afro-américaines, mais tourné vers l’inconnu. Une musique en tension, en expansion, en constante transformation. Et ce soir, dans le creux du théâtre antique, il en a écrit une nouvelle page.