Il fait encore jour quand on entre dans le Théâtre Antique. Le soleil décline lentement, mais la chaleur reste accrochée aux pierres. Un air immobile flotte au-dessus des gradins déjà pleins. On cherche l’ombre, on ajuste une casquette, on s’évente avec le programme plié en deux. En bas, la scène attend.
Monty Alexander en démonstration
Le théâtre est déjà plein, écrasé de chaleur. On cherche un peu d’ombre, un peu d’air. La pierre boit la lumière du soir, puis la restitue, vibrante, quand Monty Alexander entre en scène.
Pas de grands gestes. Il s’installe simplement, le sourire franc, la silhouette tranquille d’un homme qui sait d’où il vient et qui n’a plus rien à prouver. Derrière lui, ses deux complices du moment. Le trio ne dit rien. Monty pose les mains sur le clavier. Et c’est là que ça commence.

Un souffle, quelques notes. We’ve Only Just Begun ne s’annonce pas, elle s’infiltre. Le public écoute, attentif, presque surpris de cette lenteur. Il faut dire que Monty n’ouvre jamais dans le spectaculaire. Il installe. Il place les fondations. Il parle sans dire un mot.
Il y a dans son toucher une chaleur ancienne. Un héritage. Celui du swing new-yorkais, qu’il a fréquenté dès son arrivée aux États-Unis à 17 ans, à la fin des années 1950. Et celui des musiques populaires de Jamaïque, de Kingston, sa ville natale. Là où il a grandi à l’ombre des sound systems, nourri à la radio américaine, au calypso, au mento, à Nat King Cole. Monty joue toujours entre deux mondes, et ce soir, il les convoque tous.
“Nite Mist Blues” : la mémoire d’un homme debout
Quelques morceaux plus tard, il entame Nite Mist Blues. Le théâtre se tait, d’un seul bloc. Cette pièce est l’une des plus personnelles de son répertoire. Une sorte de ballade flottante, faite d’ombres et de bruissements.
Il y a des notes qui résonnent comme des souvenirs. Un chant sans paroles. Une chose qui reste accrochée longtemps après. Il joue lentement, laisse chaque silence faire son travail.
On sent l’histoire d’un homme dans ces mesures : ses années auprès de Dizzy Gillespie, Ray Brown, Milt Jackson, Frank Sinatra, ses propres albums mêlant jazz et reggae, ses concerts entre l’Europe et la Jamaïque. Son piano n’est jamais démonstratif, mais toujours chargé. Il dit l’exil, l’hospitalité, le rythme du cœur.
Détours, hommages, clins d’œil : la liberté par le jeu
Monty aime surprendre. Ce soir encore, il glisse des citations inattendues, parfois à peine esquissées : une ligne mélodique familière, un thème de dessin animé, une prière transformée en swing.
Il s’amuse. Et son plaisir est contagieux.
Il n’est pas rare qu’il glisse Hava Nagila, I Got Rhythm, ou un thème de comédie musicale. Peut-être l’a-t-il fait ce soir-là. Peut-être pas. Mais son jeu reste fidèle à cette idée : tout peut devenir jazz si l’on sait écouter autrement.
“Summertime” pour refermer les paupières
En toute fin de concert, il attaque Summertime.
Rien d’ostentatoire. Juste un arpège, et une note qui tombe comme une étoile filante. Il la joue sans urgence. Le théâtre est suspendu. L’air est plus léger, ou bien c’est l’instant qui l’est.
Monty Alexander ne joue pas l’été, il le traverse. Il nous rappelle que la tendresse peut être une affaire sérieuse, que le swing peut être lent, que le silence peut faire danser.
Quand il se lève pour saluer, le public est debout. Pas de tonnerre, pas d’effusion. Un respect simple. Comme s’il venait de nous raconter une histoire sans lever la voix.
Et pendant quelques secondes, juste après, on sent que la chaleur du Théâtre Antique, cette nuit-là, ne venait pas seulement du ciel.
Dee Dee Bridgewater et We Exist! : jazz debout, jazz vivant
« Laissez-moi vous présenter les musiciennes qui m’accompagnent. »
Sur scène, Dee Dee Bridgewater est entourée de femmes, et rien que de femmes : voici le groupe We Exist!, un quartet 100 % féminin — Carmen Staaf au piano, Rosa Brunello à la basse et Evita Polidoro à la batterie.
Un nom qui dit : « Nous existons, nous les femmes, et en particulier dans le jazz.
Mais aussi : « Nous existons, nous, les femmes et les hommes noirs » dans ce pays que Wayne Shorter, comme le rappelle la chanteuse, appelait les Un-united States — les États-Désunis.
« Ce soir, ce sont nous les femmes. Nous sommes formidables. Ce soir, nous allons parler des choses sociales, des choses politiques. Parce que c’est de la merde. Et ça vient de chez moi. C’est pas possible. Moi, je n’ai pas peur de dire la vérité sur les choses. Moi, en tant que femme noire qui ai déjà vécu le racisme — tous les jours, je le vis. Moi, je n’ai pas peur, en tant que femme qui était un peu seule dans le monde du jazz, entourée de bons hommes. Je n’avais pas de repères. Maintenant, je les ai. »
Dee Dee Bridgewater

Virtuosité libre, jazz de haut vol
D’entrée de jeu, un jazz sensible et authentique fuse.
Tout en équivalences, en intervalles inattendus, assez dissonants pour créer du raffinement, mais avec suffisamment de maîtrise pour qu’on succombe à cette virtuosité étonnante.
Initiés bienvenus ! Les autres, asseyez-vous et prenez des notes : ce soir, ces dames sont en démonstration.
Dee Dee Bridgewater, elle, pose sa voix au timbre estampillé jazz à lui seul. Micro en main, elle se joue des nuances comme des octaves, et se mue en cheffe d’orchestre pour diriger à la lettre un ensemble qui lui sert un bon morceau de jazz sur un plateau.
Entre humour et convictions
Avec toute l’assurance que lui donne ce talent qui fait l’unanimité, et avec une légendaire générosité, Dee Dee impose ses convictions avec autant d’assurance que d’humour.
Son incarnation est communicative, et son contact avec le public est à la fois plein de prestance et d’une grande sincérité. On passe par toutes les émotions, mais quoi qu’il arrive, on ne reste pas de marbre.
Elle en remet une couche sur la politique — mais elle n’en perd pas pour autant son humour corrosif, dans un français parfait
La musique comme prise de position
Piano, batterie et contrebasse récitent, comme on s’attend à voir surgir la quintessence du jazz. C’est à la fois doux et abrupt. On se laisse bercer par ces notes, par ces teintes de blues, parfaites pour porter le discours politique qui est inhérent à cette formation.
C’est un répertoire engagé que Dee Dee a choisi pour ce groupe. Il passe par Danger Zone, un blues créé par Ray Charles, et par l’incontournable Mississippi Goddam, que Nina Simone composa pour hurler sa rage après l’explosion d’une bombe dans une église baptiste. Il traverse aussi I Wish I Knew How It Would Feel To Be Free, hymne du mouvement des droits civiques écrit par le pianiste Billy Taylor, avant de trouver un autre sommet avec Throw It Away, chanson de la grande Abbey Lincoln — chanteuse, actrice, activiste.
Solos suspendus et moments de grâce
Pendant qu’on écrit ces quelques mots, Rosa Brunello nous livre un solo d’une immense délicatesse à la contrebasse, pendant plusieurs minutes, avant d’être rejointe par Dee Dee Bridgewater, sa voix suave, son élégance atypique.
Dans le répertoire d’une grande beauté livré ce soir par la formation, il y a des influences du gospel, du blues, de la soul et même du R&B.
Puis vient le moment d’une chanson qui parle d’un attentat commis dans une église, où des petites filles jouaient. Une partie du texte est chantée en français. Le public retient son souffle.
Cabaret, douleur et lumière
Soudain, une direction plutôt cabaret.
Le Théâtre Antique ne vole pas la vedette à Dee Dee Bridgewater — c’est elle qui l’habite. Elle étale son talent, charmant le public.
Les notes de piano apaisent les cœurs, disent l’indicible, chantent les peines comme les joies. Les mélodies révèlent en chacun de nous cette part d’intime que seules les émotions les plus profondes parviennent à dévoiler.
Le répertoire est sensible, mais d’une grande intensité. On n’en ressort pas vraiment indemne.
Hommages et communion
Jean-Philippe Allard a droit à un hommage. Dee Dee le salue en rappelant que c’est lui qui l’a invitée à produire ses propres titres.
La palette d’émotions par lesquelles on passe est réjouissante. Mais Dee Dee ne perd jamais sa bonne humeur communicative.
« Vous chantez bien ! » lance-t-elle à un public qui lui répond.
« Cool, cool, cool ! » scande-t-elle.
Et on revient à nouveau à un moment plus calme : contrebasse aux confins de ses gammes, batterie légère, dans un nuage de piano enveloppé de velours.
Une fois encore, la voix envoûtante de Dee Dee fait le reste. Le charme opère.
Une dernière messe
À 75 ans, la chanteuse livre une prestation de haute volée, dans un théâtre époustouflé.
« Et aujourd’hui, aux États-Unis, on est gérés par un narcissique qui peut dire n’importe quoi sur n’importe qui. »
And It’s Supposed To Be Love.
Une dernière messe, en guise d’au revoir, dans un concert saisissant de contrastes.
Une soirée aérienne, dans la tradition d’un jazz qui ne perd jamais le fil de son histoire, tant il est dorloté par un Théâtre Antique qui l’a pris sous son aile. Vivement la suite.