Sous un ciel encore lumineux, les premiers spectateurs s’installent, dans une ambiance où l’exigence artistique et la modernité musicale promettent une élégance rare. On s’attend à une soirée entre groove et poésie, entre énergie brute et subtilité, où chaque protagoniste déploie son univers singulier, mais avec un point commun : cette capacité rare à toucher juste, sans jamais crier plus fort que nécessaire. Une nuit au creux de l’été, entre deux mondes, deux générations, pour un rendez-vous qui s’annonce d’ores et déjà marquant.
Rejjie Snow, le groove en clair-obscur
Il est 20h30 et le soleil tape encore doucement sur les pierres chaudes du Théâtre Antique. Le ciel est pâle, presque timide, comme la foule venue écouter Rejjie Snow. Les gradins sont loin d’être pleins, mais ceux qui sont là ont l’air d’avoir choisi ce concert, pas juste de l’avoir trouvé sur leur route. Ce n’est pas l’affluence des grandes soirées, mais il y a une forme d’attention calme qui s’installe.

Rejjie arrive sans fracas, bonnet sur la tête, allure tranquille. Pas de décor, pas de démonstration. Juste lui, son groupe, et un son d’une précision élégante. Il ne s’adresse pas à une masse : il parle à une salle en creux, presque confidentielle. Et ça lui va bien.
Un rap à pas feutrés
Dès les premières mesures, l’ambiance est posée. On est dans un entre-deux : pas tout à fait rap, pas vraiment soul, mais quelque part où les deux se croisent sans faire de bruit. Rejjie Snow ne cherche pas à imposer un style, mais plutôt à sculpter une atmosphère. Un flow calme, une diction traînante, une mélancolie en sourdine. On sent chez lui une manière d’envisager le rap comme une écriture sensible, fragmentaire, souvent introspective, mais toujours musicale.
Son parcours, lui aussi, ne suit pas les lignes droites. Né à Dublin en 1993, Rejjie Snow (de son vrai nom Alex Anyaegbunam) a d’abord rêvé d’être footballeur avant de bifurquer vers les arts visuels aux États-Unis, où il étudie un temps à la Savannah College of Art and Design. C’est là-bas qu’il commence à écrire, à produire, à expérimenter. Il se fait remarquer en 2013 avec sa première mixtape, Rejovich, saluée pour son originalité, son atmosphère vaporeuse et ses collaborations inattendues.
Cinq ans plus tard, il confirme avec Dear Annie, un album dense, hybride, façonné entre Paris, Los Angeles et Londres. Rejjie y dévoile une facette plus vulnérable, plus chantée aussi, s’appuyant sur des productions jazz-rap aux textures pastel. Des morceaux comme “Egyptian Luvr” ou “23” deviennent emblématiques de son style : à la fois doux et déroutant, toujours à contretemps. Il y parle d’amour, de santé mentale, de ses racines nigérianes et irlandaises, sans jamais céder au didactisme. Tout est affaire de suggestion, de détour, de climat.
En 2021, avec Baw Baw Black Sheep, il pousse encore plus loin cette esthétique de l’indirection. Plus lumineux, parfois funky, parfois rétro-futuriste, l’album produit en grande partie par Cam O’bi et Rahki confirme qu’il ne tient pas à s’enfermer dans un genre. Il rappe, chante, plane, raconte par fragments. Rejjie Snow ne cherche pas l’efficacité, il cultive l’ambiguïté.
Le crépuscule d’un concert intime
Ce soir à Vienne, tout cela résonne. Le public, clairsemé mais attentif, se laisse prendre. Il y a une douceur dans sa manière d’être là, une économie de gestes, une pudeur presque. On devine les influences jazz, la soul discrète, l’héritage du spoken word, et ce goût pour le groove lent, à la limite du silence parfois. Rejjie ne raconte pas des histoires, il propose des ambiances. Ce sont des fragments de sensation, des phrases qui débordent, des images qui ne s’expliquent pas tout à fait.
Le soleil décline derrière la colline, lentement. L’ombre gagne les gradins, comme un rideau qui tombe sur un décor sans artifice. Rejjie continue, imperturbable. Il est dans son couloir, quelque part entre l’intime et le distant. On ne saisit pas tout, mais ce n’est pas grave. C’est une musique à ressentir, pas à comprendre.
Il quitte la scène comme il est venu. Sans bruit. Le public applaudit, sans effusion. On n’a pas été secoués — on a été enveloppés. Et parfois, c’est encore mieux.
GoldLink, des basses pleines, des mots qui claquent, un groove kaléidoscopique
Le soleil disparaît peu à peu derrière le relief à l’horizon lorsque GoldLink monte sur scène. Dans une ambiance feutrée et quelque peu intimiste, le trentenaire fait une entrée légère, quasi flegmatique. Autour de lui, une basse expressive, un disc-jockey qui assure le show, et des synthétiseurs magnétiques qui donnent d’emblée un ton singulier. Pas de démonstration, mais une musicalité qui s’installe avec aisance.

Les hymnes étonnés offrent des textes d’une grande richesse et des mélodies nourries d’un large éventail d’influences. On y retrouve bien sûr du jazz — Jazz à Vienne oblige — mais aussi des échos house et des sonorités rétro-futuristes. GoldLink aime les mélanges, et ça s’entend. Sa musique, véritable carrefour d’inspirations, marie sans complexe la soul, l’afrobeat, des textures issues du dancehall, et même des inflexions bossa nova. Une hybridité qui fait écho à son premier album remarqué, At What Cost (2017), où il jetait les bases d’un hip-hop ouvert, dansant, ancré à la fois dans les clubs de D.C. et dans l’héritage du G-funk.
Groove, flow et personnalité
On veut bien profiter un peu du concert, et de la performance vocale du bonhomme, micro en main — quand ce n’est pas sa cigarette électronique. D’un calme surprenant, GoldLink démontre une maîtrise bluffante avec une interprétation de “Spectrum” qui impose le respect. Sa virtuosité vocale lui donne un souffle impressionnant, lui permettant de déclamer ses textes favoris avec une rapidité scotchante et pourtant parfaitement lisible. C’est fluide, précis, net.
On commence à adhérer franchement à ce personnage peu académique et à cette musique fouillée, écrémée pour ne garder que l’essentiel. Ça groove, ça remue, la basse remplit sa part du marché sur “Palm Trees”, et le public adhère pleinement. Les mains se lèvent, les sourires se répandent, les corps se délient — c’est le moment où l’alchimie prend.
“Joke Ting” prend à la poitrine : la basse gronde, l’ambiance se charge, et on se laisse aller. Ce soir, la fosse du Théâtre Antique, souvent clairsemée, est bien remplie et franchement animée. À en juger par le nombre de têtes qui hochent au rythme des beats, on comprend qu’il y a ici un noyau de connaisseurs — le genre de public qui suit les artistes au-delà du hit ou du moment TikTok.
“Meditation” (avec Jazmine Sullivan et Kaytranada sur l’album At What Cost) fait encore monter l’ambiance. Le groove est irrésistible, mais GoldLink sait aussi ménager son monde. Il dose les montées, suspend les tensions, redescend pour mieux surprendre. Il alterne phrasé rapide, ciselé, et passages plus lyriques, presque chantés. Il joue sur les contrastes, avec une intelligence musicale rare.
Une musique de couches et de nuances
Quand il embraye sur “New Boo”, on a déjà compris son petit jeu : chaque titre est un nouveau parfum, une ambiance à part. Certains traits, toutefois, sont constants : la basse envahit l’espace pour assurer le groove, les synthés tranchent net, et les featurings sont soignés. Des noms reviennent : Lola Moxom sur “Metatron”, Big Flock sur “Rosebar”, Brent Faiyaz et Shy Glizzy sur “Crew”, qui reste son plus grand tube — certifié triple platine aux États-Unis.
Pourtant, jamais GoldLink ne dévie vraiment de la tradition du hip-hop. Son phrasé lui est fidèle, rapide, syncopé, articulé. Son beatmaker ne trahit pas son intention : les sons sont nets, minimalistes, presque bruts, mais toujours organiques. On reconnaît bien là l’esthétique de Diaspora (2019), son deuxième album studio, où il ouvrait encore davantage les frontières du genre, s’entourant de Pusha T, Tyler, The Creator, Khalid ou encore Wizkid.
La soirée se déroule sans accroc. GoldLink s’adresse à son public d’une voix grave, posée, presque radiophonique. On sent la maîtrise du micro, le calme de celui qui sait ce qu’il fait.
Une traversée en variations
“Lost In Paris”, titre partagé avec Tom Misch, marie à merveille house et bossa nova. La basse est douce, le synthé limpide. Tout est dans le toucher, dans la respiration. Tout en maîtrise et en raffinement. Puis, plus loin, “Don’t Cry Over Spilled Milk” (avec Jesse Boykins III) apporte une note plus mélancolique. On passe par toute une palette d’émotions — tantôt lumineuses, tantôt introspectives. La fraîcheur de la nuit descend doucement sur le Théâtre Antique, et GoldLink s’assoit pour chanter. Il ne perd pas son flow, il continue de tenir sa ligne.
Sur “Dark Skin Women”, le groove s’épaissit à nouveau. Le phrasé reprend de la vitesse, les basses frappent plus fort, la lumière aussi se fait plus dense. Le concert suit une courbe, un vrai récit.
“Late Night”, porté par la voix suave de Masego, revient poser le tempo et recentrer la vibe. On respire de nouveau. Le public tend l’oreille, prêt à vibrer comme les cordes de la basse.
L’élégance d’une conclusion
GoldLink reprend la parole : “Relax”, dit-il. Il évoque alors une femme, belle, et une voix remarquable. Et il chante “Crew”. Le public reconnaît, salue, savoure. Le morceau, sorti en 2017, est devenu culte pour sa combinaison parfaite de mélodie, d’écriture, et d’interprétation. C’est une fin de concert parfaite — chaleureuse, fédératrice, élégante.
GoldLink est de ces artistes qui n’ont pas besoin d’en faire trop pour en dire long. Il aura proposé ce soir une musique riche, précise, nourrie de références multiples, mais toujours digérée et habitée. Et dans ce Théâtre antique, où les pierres ont entendu bien d’autres langages avant lui, c’est son groove, kaléidoscopique et incarné, qui aura laissé son empreinte.
Peu avant 23h30, les dernières notes s’élèvent et les artistes quittent la scène sans grand fracas, laissant dans l’air un sillage de groove et d’élégance. Le public, apaisé, redescend doucement de cette traversée entre deux voix du hip-hop contemporain. L’une feutrée, presque chuchotée ; l’autre vive, pleine et mouvante. Deux styles, deux énergies, mais une même exigence dans le geste musical. On repart le cœur léger, les idées stimulées, et la tête pleine de lignes, de basses et de nuances.