Le Théâtre Antique a des allures de cérémonie ce soir, et le public est très familial. Il faut dire que Ben l’Oncle Soul a ses fidèles, ceux qui ont été marqués par sa trempe et son magnétisme singulier. Les gradins sont remplis dès le début du spectacle. On prend place comme on peut au milieu de bambins avec un cornet de glace tout heureux d’y goûter. La soirée s’annonce douce.

Ben l’Oncle Soul & Gospel Philharmonic Experience

Le Théâtre Antique est plein à craquer pour accueillir les effluves soul de l’Oncle. Dans les gradins, les familles sont nombreuses ce soir. L’ambiance est douce et impatiente : on est là pour entendre les airs bien connus de celui qui, il y a quinze ans, avait fait irruption dans la scène musicale française avec “Soul Man” — un tube joyeux à l’instrumentation vintage et dansante, devenu culte en un été.

Ben l'Oncle Soul sur la scène du Théâtre Antique de Vienne le 7 juillet 2025 (crédit photo : Gwen Gaudy)
Ben l’Oncle Soul sur la scène du Théâtre Antique de Vienne le 7 juillet 2025.

Dès les premiers instants, quelque chose se met en place : une familiarité rassurante, une joie calme, presque timide, qui se propage comme une traînée de poudre. À l’orée d’une nouvelle soirée épique, le musicien et sa bande promettent un moment suspendu, de ceux qu’on aime vivre à Vienne : un grand bain de musique, à la fois solaire, populaire et généreux.

Une voix, mille influences

Les premières notes résonnent, et déjà les voix suaves et chaleureuses annoncent la couleur. L’univers est familier, mais rien n’est figé. On retrouve les racines du blues, l’élan du gospel, la douceur chaloupée du reggae, les textures de la nu-soul, le velouté du R&B, l’énergie du funk. Chaque morceau puise dans une tradition sans jamais s’y enfermer. Et tout cela tient, surtout, à une voix. Celle de Ben. Une voix claire, agile, au grain doux et au phrasé précis. Elle ne cherche pas l’effet mais touche juste, chaque fois. Elle dit la tendresse, la joie simple, la désillusion aussi, parfois. Une voix qui murmure autant qu’elle éclaire.

Oui, ce soir, Ben est bien décidé à enflammer l’arène. Et il le fait avec une élégance tranquille, une présence qui tient de l’aisance plutôt que de la démonstration.

Une création habitée

Car ce soir, il ne voyage pas en formule réduite. Pour cette création spéciale, il est accompagné d’une quinzaine de choristes du Gospel Philharmonic Experience dirigé par Pascal Horecka. Ce n’est pas une première : l’édition 2023 du festival avait déjà vu cette collaboration faire grand bruit. Mais c’est un retour que l’on savoure à nouveau, dès que les premières harmonies nous enveloppent de leurs couleurs douces et optimistes.

Les arrangements vocaux apportent une lumière nouvelle aux morceaux. Ils donnent de la chair aux refrains, du souffle aux couplets, une texture vivante et ample qui transforme l’instant en célébration. Dans cette configuration, même les morceaux les plus connus prennent une autre dimension. On redécouvre “Little Sister”, “Elle me dit” ou “Fly Me to the Moon” comme si c’était la première fois. Chaque chanson devient un moment de grâce, d’autant plus marquant qu’il est collectif.

Dans ses chansons, Ben l’Oncle Soul choisit souvent de nous ramener au joyeux, au positif, à l’avenir des optimistes convaincus. Une ligne directrice qui n’exclut pourtant pas des textes plus mélancoliques, où percent parfois une amertume discrète, une lucidité tendre. Il y parle d’amour, d’éloignement, de doutes, de retrouvailles. Des histoires simples, mais toujours justes.

Une soul sans frontières

Sur scène, la prestation tient toutes ses promesses. Des rythmes légers et heureux, des mélodies soyeuses et gorgées de chaleur humaine, une instrumentation sucrée au service d’un maître au talent certain. Mais surtout : une soul débarrassée de ses carcans, de ses missions trop exclusivement cathartiques. Ici, la musique n’est pas là pour guérir — elle est là pour ouvrir. Elle dessine de nouveaux paysages émotionnels, à la croisée des genres, à la frontière des esthétiques.

On entend des accords de blues, un groove emprunté au funk, des rythmiques venues du reggae, des harmonies jazz, des refrains pop. Tout cela s’entrelace au service d’une intention créative résolument audacieuse. Une musique généreuse, sans œillères, qui se joue des frontières culturelles comme des genres. Le public de Vienne ne s’y trompe pas : il danse, il écoute, il applaudit chaque titre avec ferveur.

Il y a des balancements discrets, des bras qui se lèvent dans le crépuscule, des sourires échangés dans la pénombre. Il y a des voix qui chantent, des enfants qui dansent, des silences pleins. C’est ce genre de concert où tout le monde se sent bien, accueilli, embarqué.

Soul d’été

On aime le côté doux de chaque titre, au parfum de soirées d’été. Rien n’est forcé : on se laisse glisser dans l’univers de Ben l’Oncle Soul, qui se délecte de chaque mot, de chaque note. Il savoure l’instant, prend son temps, joue avec les silences comme avec les envolées.

Il faut dire qu’il a trouvé à Vienne un public fidèle, qui n’a pas oublié son premier succès. Alors, quand il interprète enfin “Soul Man”, la foule l’entonne à pleine voix, dans une ferveur immédiate. Le groupe s’emballe, les choristes aussi : la communion est parfaite. C’est à la fois la fin d’un cycle et une manière de prolonger la fête, dans une sorte de joie amplifiée par le souvenir.

Thee Sacred Souls, un cérémonial malgré la pluie

Quand le groupe Thee Sacred Souls s’apprête à monter sur scène, le ciel ne l’entend pas de cette oreille. Une pluie fine, presque moqueuse, vient tremper les gradins du Théâtre Antique et faire fuir les spectateurs les plus frileux. Le théâtre se vide à vue d’œil, les capuches se lèvent, les ponchos s’agitent. Et pourtant, sur scène, les premières notes s’élèvent déjà, légères, enveloppantes. Une soul douce, presque fragile, bercée de bonnes intentions, s’adresse à un public devenu disparate mais attentif. Une musique qui réchauffe, qui réconforte, comme pour dire qu’il n’y a pas de fatalité — même trempée jusqu’aux os.

Thee Sacred Souls et son leader, Josh Lane, sur la scène de Jazz à Vienne le 7 juillet 2025 (crédit photo : Simon Bianchetti)
Thee Sacred Souls et son leader, Josh Lane, sur la scène de Jazz à Vienne le 7 juillet 2025.

Alors, comme pour défier une météo capricieuse, Josh Lane se jette dans le public. Il descend les gradins, les parcourt au pas de course, traverse les flaques et les sourires mouillés. À mi-chemin, il chante toujours. Sans tremolo, sans essoufflement. Avec ce calme habité, cette aisance rayonnante qui caractérise les grands interprètes. Sa voix ne flanche pas, même trempée. Puis il remonte d’un pas tranquille, comme si tout cela était prévu, écrit quelque part dans la partition du soir. Il reprend sa place et poursuit la déambulation musicale, distillant son ode au bonheur sous une averse qui, peu à peu, perd de l’élan.

Une soul à l’ancienne, portée par la grâce

Le groupe a l’énergie des grands soirs. Comme si la pluie, loin de les freiner, les galvanisait. On est saisi par la simplicité du dispositif, et en même temps par l’élégance rare de leur son. Les arrangements sont ciselés, les intentions toujours claires. Et lorsque les premières mesures de “On My Mind” résonnent, le public s’apaise soudain. La pluie s’estompe, les corps se détendent, les cœurs s’ouvrent. Il y a dans cette chanson une vertu insoupçonnée, presque médicinale. Un morceau comme une caresse. Un moment suspendu, d’une douceur inouïe.

Non, la soul music grand-style n’a pas dit son dernier mot. En voici la preuve. Marvin Gaye, Curtis Mayfield, Smokey Robinson ou, plus récemment, Leon Bridges ont visiblement bercé les membres du groupe. Thee Sacred Souls s’est formé en 2019 à San Diego, autour de trois musiciens : le chanteur Josh Lane, le bassiste Sal Samano et le batteur Alex Garcia. Tous trois nourrissent un goût profond pour les textures analogiques, les tempos lents, les grooves enveloppants.

C’est ce son vintage mais soyeux qui attire l’attention du mythique label Daptone Records — fief de la soul revival new-yorkaise, qui a révélé Sharon Jones & the Dap-Kings ou Charles Bradley. En 2022, ils signent un premier album éponyme, salué pour son élégance intemporelle, son grain chaleureux, et l’émotion feutrée qui en émane. À contre-courant des productions actuelles, leur musique prend le temps, laisse respirer les silences, s’attarde sur les détails. Rétro ? Oui, mais jamais passéiste. Leur son évoque les ballades doo-wop autant que la soul californienne des lowriders, et s’ancre aujourd’hui dans un message résolument moderne, parfois politique, toujours profondément humain.

Une formule chaleureuse et enveloppante

Sur scène, les acolytes sont accompagnés d’un percussionniste, de deux choristes et d’une section de cuivres. Chacun apporte sa couleur, sa chaleur, sa part d’émotion à l’ensemble. C’est rond, c’est doux, c’est chaud. Chaque note semble pensée pour caresser plutôt que secouer. Et ça fonctionne. Le public, peu à peu, se rapproche. Il se réinstalle. Les corps se balancent à nouveau. On sourit, on ferme les yeux, on écoute. Vienne adore. Nous aussi.

Certains titres apaisent, ils pansent les cœurs blessés, inondent l’âme d’une bonté simple. Les harmonies vocales ont quelque chose d’intimement réconfortant. Les lignes cuivrées, elles, dessinent dans l’air des arabesques pleines de tendresse. On pense à la soul de chambre, feutrée mais jamais tiède. Une musique qui parle doucement mais qui touche profondément. Alors, oui : la pluie est vaincue. Et ce moment-là, ce groove à fleur de peau, devient soudain inoubliable.

La nuit se fait plus douce

Quand il faut déjà clôturer la soirée, le groupe ne résiste pas à l’appel d’une foule reconnaissante. Les applaudissements sont nourris, les rappels spontanés. Josh Lane revient une dernière fois au micro, sourire en coin, et entonne un dernier morceau. Une chanson douce pour finir une soirée humide mais lumineuse, comme un baume sur les épaules mouillées.

Et lorsque les dernières notes s’évanouissent dans le ciel noir, on se dit que ces Sacred Souls portent bien leur nom. Il y avait dans leur prestation quelque chose de sacré, oui — au sens d’un moment rare, précieux, fragile et puissant à la fois. Une cérémonie laïque, au milieu de la pluie, dans un théâtre antique rempli de gratitude.

Et puis, quand tout s’arrête, il reste dans l’air quelque chose d’invisible. Une légèreté. Un sourire qui traîne. Un refrain qu’on fredonne encore sur les marches en redescendant vers la ville.