Alors que le théâtre se remplit encore et que le public se tasse, Thomas de Pourquery a déjà pris possession des lieux. L’intrépide jazzman français s’apprête à rendre une copie magistrale, parfaite introduction au légendaire Herbie Hancock.

De Pourquery sur courant alternatif

Avec son free jazz cosmique, Thomas de Pourquery se livre depuis une dizaine d’années à d’étranges expérimentations. Avec Supersonic, il a d’ores et déjà produit quelque chose d’inqualifiable, une sorte de monstre mutant, attelage bouleversant entre lyrisme et jazz sous toutes ses formes. Les six musiciens de la formation unissent leurs sensibilités et leurs styles disparates pour ouvrir un nouveau chemin dans lequel s’engouffre la musique populaire expérimentale du XXIe siècle.

OVNI jazz en approche

Thomas de Pourquery, c’est un artiste complet pour un spectacle intense. Avec Supersonic, il offre un jazz alternatif, fruit d’une véritable hybridation. Entre transe et improvisation, les influences se mélangent et les artistes n’en finissent plus de créer de l’inattendu. La variété des styles invoqués est vertigineuse, des tréfonds du rock alternatif jusqu’aux accents cuivrés de la soul et de la funk en passant par les rythmes latinos convoqués grâce aux percussions et bien sûr à l’éclectisme de la pop et au groove de la basse. Cet assemblage surprenant détone puis suscite l’adhésion. Sur scène, on remarque immédiatement le déhanché singulier de Thomas de Pourquery. Quand il n’a pas son saxophone en bouche, il s’amuse à monter très haut dans les aigus avec sa voix si douce et apaisante. Avec elle, il suspend le temps et alors il captive le public. Oui, on se sent léger, captivé, bercé. En arrière-plan, les notes de piano câlines, la douceur de la basse, les sons délicats des percussions soulagent les maux. C’est tout un monde de sérénité et de plénitude qui émerge. Alors, l’artiste s’autorise bien sûr quelques traits d’humour et s’immisce dans les brûlants sujets d’actualité : « Un conseil pour les anti avortements, aucune hostilité : n’avortez pas. » Sans transition, il s’interroge : « J’en viens à cette question : où s’arrête le crâne d’un chauve ? » Il n’y aura pas de réponse, sinon ce moment de solo expérimental offert par le batteur qui se met à jongler avec ses baguettes, à taper partout autour de sa batterie, à faire raisonner le gong et à brandir une mailloche sous les applaudissements du public. Le moment se prolonge tandis que les autres instrumentistes installent une ambiance musicale mystérieuse. Les cuivres entament une étrange cérémonie et tout ce petit monde se remet en ordre de marche. Ensemble, ils repoussent les frontières des esthétiques et ouvrent un nouveau chapitre du jazz avec une démarche proprement expérimentale. « Juste avant Herbie Hancock, on l’a croisé, c’est un type normal comme nous, comme vous, enfin non, pas comme vous. » Hommage et émotion certaine de Thomas de Pourquery avant de rendre la scène à ce monument. Supersonic est assurément devenu un symbole dans le jazz européen, un OVNI qui invente une musique aux contours incertains mais à l’effet retentissant. Dans une dernière danse, un effet encore superbe, le groupe fait se lever le public. Il y aura un rappel. L’occasion de terminer le concert avec un jazz doux au son des notes de piano devant un public charmé.

« Un conseil pour les anti avortements, aucune hostilité : n’avortez pas. »

Herbie Hancock, concerto pour génie

Quel honneur de voir Herbie Hancock sur la scène du théâtre antique de Vienne ! La légende a encore de l’allure malgré ses 82 ans. Son jazz si riche et audacieux a traversé les époques. Son style expérimental n’a pas vieilli et il continue de se renouveler. Après plus de 60 ans de carrière, celui qui a commencé avec le trompettiste Donald Byrd puis a fait ses gammes avec Miles Davis n’a rien perdu de son agilité. Auteur de classiques, et non des moindres, comme Watermelon Man, Cantaloupe Island, Maiden Voyage, Dolphin Dance, l’Américain atteint les sommets avec le premier album des Head Hunters et ses plus de 500 000 exemplaires vendus ! En 1983, Rockit devient le premier tube planétaire de hip hop. Surnommé « Le Caméléon », celui qui traverse les styles, du jazz au hip hop, du rock au disco, de la funk à l’électro se sert de ses claviers comme aucun autre. Sa quinzième participation à Jazz à Vienne, un record, perpétue la légende d’un artiste à la renommée hors du commun.

Des mains qui glissent sur les touches des claviers

En début de set, le guitariste, Lionel Loueke, peut se laisser aller sur sa guitare et faire une démonstration de performance vocale. Puis Herbie Hancock prend le piano et c’est la claque. La très grosse claque. A peine le temps de poser quelques instants le thème du célèbre Cantaloupe Island que le voilà reparti dans une démonstration tout en virtuosité au piano. Son talent intemporel lui permet d’alterner intensité et légèreté. Parfois les deux en même temps. Car Herbie Hancock peut compter sur des musiciens de très grand talent sur scène. A la trompette, Terence Blanchard régale. Son doigté soyeux produit des notes sucrées qui glissent sur le tapis basse batterie fondé sur un jazz aux influences hip pop. Pourtant, ce début de set est vraiment porté sur le jazz, et les influences plurielles de Hancock sont en retrait. Il y a bien çà et là des échos hip pop, soul, funk et groove mais le jazz règne en maître. Les classiques sont là, le batteur Justin Tyson s’embrase dans un solo tout en maîtrise et puis Herbie Hancock reprend le fil de son récit au piano. On a du mal à comprendre la structure rythmique tant le niveau est élevé mais les musiciens ne semblent pas perturbés un seul instant. Le son lourd de la basse qui épouse la rythmique de la batterie instille un élan fusion qui embarque. La sauce prend, d’autant que l’ensemble est joué tout en nuances et avec des montées en puissance habiles et enivrantes. Plus tard, le tempo diminue, la batterie se calme, et Herbie Hancock chante avec un étonnant effet auto-tune. Il s’emploie aussi sur son synthétiseur à imaginer des sonorités troublantes, baignées dans un jazz en jachère. Quand Herbie Hancock prend son keytar après déjà plus d’une heure de scène, on ne peut que constater que son agilité est intacte. Bluffant. Et quand enfin retentit l’hymne Cantaloupe Island, le public se lève comme un seul homme. Il était temps. La guitare se tort dans un solo à la sensibilité rock puis c’est au tour de Herbie Hancock. Il n’est donc pas fatigué. On est rassuré. Le temps de nous infliger un énième plaisir. Et ainsi va le jazz à la sauce Hancock, parfaite récitation de très haute volée et complaisance avec ce qui se fait de mieux depuis 60 ans. Et quelque chose nous fait dire qu’il n’a pas fini d’époustoufler tout son monde. Ce soir au théâtre antique, il avait quelque chose d’immortel.