Casquette, masque, capuche. Grandmaster Splinter, KLM, Nepal. Discrétion. Clément n’a jamais fait de vagues sur la scène rap, ni même cherché la lumière. Sa place, il la préférait derrière, tapis dans l’ombre de la 75ème session, label dont il est co-fondateur et où il rencontra ses potes de l’entourage. Nekfeu, Sneazzy, Alpha, Jazzy Bazz, Diabi, Deen et surtout Doum’s, avec qui il formait le duo 2Fingz. Ce ne sont pas les seuls, d’ailleurs, à fréquenter le « dojo », puisque tout rappeur émergent de la scène parisienne des années 2010 se doit d’y être passé : Lomepal, Georgio, Vesti, Fixpen Sill, Di-Meh, le Panama Bende, LTF… Clément les connaissait tous. Et tous l’aimaient.
Un genre de MF Doom à la française
Clément est un passionné de hip-hop. Le genre de mec qui vit pour son art, et non pas à ses dépens. C’est ce dernier qui doit briller, qu’importe l’interprète ou le créateur. Dans l’excellente série documentaire « 75e Session, la famille du Dojo » produite par Radio Nova, on ne voit que son pull, à l’effigie du label. C’est une habitude : Clément ne montre jamais son visage, camouflant son identité avec habileté, changeant souvent de blase pour brouiller les pistes. Sa première apparition, en 2011, est signée « John Doe », soit l’équivalent anglophone de « Monsieur X ». Caméra braquée sur sa bouche, il instigue par la même occasion une série de freestyles du même nom, dans laquelle apparaissent de nombreux MC, tous filmés de la même manière, sous l’étiquette 75ème Session, évidemment. Une façon de cultiver l’anonymat et de consacrer les œuvres plutôt que leurs auteurs. Une belle métaphore du personnage, qui ne manquera pas de nous rappeler les habitudes du maître de la discrétion, en la personne du MC américain MF Doom, qui continue de fasciner les passionnés, génération après génération.
2011 marque aussi les débuts de son duo avec Doum’s, au sein duquel il se fait connaître en tant que KLM. Les deux larrons sortent deux EP. Le premier intitulé 2Fingz, du nom de leur groupe, sort donc cette même année, alors que La Folie des Glandeurs paraît en 2013, suivi d’un second opus en 2017. La productivité n’est pas leur point fort, comme en atteste ce titre assez représentatif du travail des deux MC, qui n’ont jamais eu la réputation de se laisser porter par les impératifs industriels. On les retrouve également sur plusieurs projets persos, notamment sur l’album Flip de Lomepal, dans un passe-passe à la fin du titre « Lucy ».
C’est ensuite sous le mystique pseudo de Grandmaster Splinter, hommage au pionnier du hip-hop Grandmaster Flash et au célèbre maître en arts martiaux des Tortues Ninja, que Clément sort une série de trois freestyles. Intitulés « Medley » (volume 1, 2 et 3), posés sur des instrumentales très old school aux accents scratch et boom bap, ils témoignent d’une plume aiguisée, rebondissante, maîtresse dans l’assonance et l’allitération. Mais au-delà de la forme pure, le fond n’en est pas moins au rendez-vous. Clément parle de son temps. De Paname et sa morosité, de ses addictions, de la reproduction sociale. De son mal-être, aussi.
Une continuité dans les projets
En 2014 et après avoir sorti quelques singles, Clément présente 16par16, son premier EP, composé de six morceaux placés sur des Faces B d’anciens albums rap. Il y affirme encore un peu plus son flow, son empreinte, du moins, dans les oreilles de ceux et celles qui l’écoutent. Car Clément ne fait aucune promo, bien entendu. Sa musique, on doit la mériter, la chercher, la trouver. Deux ans plus tard, les 444 nuits font leur apparition. Double EP façon pilule bleue/pilule rouge construit sur un effet de synesthésie musicale (le fait d’associer la vue et l’ouïe, ici via les couleurs), il restera malheureusement le sommet de sa carrière. La version bleue, sous forme d’introspection, contraste avec une version rouge plus légère et davantage travaillée musicalement.
Là encore, l’anonymat est érigé en raison d’être. 444 nuits, 444 exemplaires physiques, indisponible sur les plateformes classiques de streaming, pour un projet et des sons qui n’ont « rien de spécial », du propre aveu de Clément, sur un de ses morceaux les plus célèbres. Il y fait son auto-critique et affiche son désespoir, mais à la fois sa résignation, vis-à-vis du fait de ne pas briller, face à un public l’invitant à faire profiter de ses dons d’artiste à un auditoire plus large. Une mise au grand jour de ses complexes, l’une des raisons justifiant cet anonymat évertué.
Par la suite, Clément continue de construire sa légende, en essayant d’adopter une forme de continuité. 445ème nuit, son second EP, sort le 21 septembre 2017, soient 444 nuits après la parution de son premier EP. Un joli clin d’œil, pour un EP qui fait la synthèse entre les versions rouge et bleue des 444 nuits, toujours accompagné de productions tantôt boom-bap, tantôt plus cosmiques. Le flow est assuré, tranchant avec les complexes de son propriétaire, mais la sombreur presque prophétique est toujours de mise. Techniquement et artistiquement, en revanche, c’est toujours aussi propre, à l’image du son « Insomnie », véritable ode à la rime et aux placements toujours plus fous :
Un troisième EP, KKSHISENSE8, « le dernier avant l’album », paraît un an plus tard. Référence à un personnage du manga Naruto, mais aussi à la série Sense8, dont la dimension psychologique fait la renommée, ce projet s’inscrit lui aussi dans le prolongement de son prédécesseur. Opiniâtreté, désespoir, destin : Clément avait trouvé son ODD dans un paradoxe. Et il en faisait sa force.
2016-2018, compilation de ses meilleurs titres, paraît en 2018 sur toutes les plateformes de streaming, gâtant enfin un public souvent en galère pour écouter les titres de l’un de ses kickers favoris. Une manière d’attendre la consécration, et la sortie de son premier album, Adios Bahamas, annoncée pour 2020. Un point d’orgue que Clément décidera de ne finalement jamais atteindre de son vivant.
Un artiste polymorphe et unanimement reconnu
Clément, ce n’est pas seulement un MC. C’est aussi un grapheur, un beatmaker et un producteur de talent. Lorsqu’il porte cette casquette, KLM chasse Népal et Grandmaster Splinter. Si vous n’aviez pas pour habitude de suivre son travail, il vous en a pourtant probablement mis plein les oreilles. Instigateur de la 75ème session, son amitié avec les membres de l’entourage a servi de tremplin commun au « Dojo », surnom donné au studio d’enregistrement parisien, et à 1995 and co. La première réalisation connue de la 75ème est une vidéo postée sur Youtube il y a huit ans, intitulée « Brochette de Kickers », et dans laquelle on retrouve Nekfeu, Snezzy et Doum’s. Derrière la caméra et au beatbox on retrouve, bien évidemment, ce diable de Clément.
Mais le « coup d’accélérateur » arrive avec le clip de « Dans ta ressoi », également filmé par les soins de Clément et qui a révélé 1995 aux yeux du grand public et fait basculer la 75ème session dans une autre dimension. « J’avais envie d’avoir ma grosse équipe de gens, avec qui je fais du rap, du graph, de la prod… ». Cette envie, il l’a réalisée, Clément. Avec simplicité, passion, et surtout, par amour de l’art. Il a fait son truc, squatté la scène underground parisienne dans ses moindres recoins, bossé avec des dizaines d’artistes, fréquenté des centaines. Nekfeu a fait appel à lui à plusieurs reprises, pour la prod du titre « Humanoïde » et pour le refrain d’« Esquimaux » sur l’album Cyborg, mais aussi sur « Oui et Non », du récent Les Etoiles Vagabondes. On retrouve également la patte de KLM sur tous ses propres projets personnels, qu’il compose en grande partie, mais aussi sur ceux de ses potes Doum’s, Di Meh et Sopico. Sans doute avait-il mis son grain de sel dans bon nombre d’autres d’œuvres, en toute confidence.
Clément était apprécié. Le voilà désormais regretté. Le monde du rap lui a rendu hommage, faisant étalage de tout le respect qu’il lui portait. Des MC aux fans, ceux et celles qui ont croisé ou croiseront sa route, dans un studio ou dans un casque audio, le savent, ou le sauront bien vite : Clément avait définitivement quelque chose de spécial.
Qu’il repose en paix, et que son œuvre continue de vivre.