Il fait bon au théâtre antique ce soir et rien n’a changé, ou presque, depuis 2 000 ans. Les gradins sont remplis et il est difficile de se frayer un chemin dans cette foule nombreuse venue spécialement pour voir celui que beaucoup considèrent comme le meilleur bassiste en activité au monde. En guise de mise en bouche, c’est le groupe londonien Ezra Collective qui est appelé sous les projecteurs. La soirée se présente sous les meilleurs hospices.
Ezra Collective, un jazz avant-gardiste made in Royaume-Uni
En première partie de soirée, place au quintet londonien Ezra Collective, qui occupe une place de choix au sein de la nouvelle scène anglaise avec un jazz décomplexé, nourri à l’afrobeat, au reggae et au hip-hop.
La belle histoire de la formation anglaise a débuté en 2010 et depuis, elle a parcouru un sacré bout de chemin, au point de se mettre en évidence comme l’une des formations les plus en vue du jazz britannique.
Alors quand le concert commence, très vite, des tendances se dessinent. Ici, les vedettes sont la trompette et le saxophone encadré par une rythmique basse batterie puissante posées sur des rythmes bossa couplés à des riffs groove énergiques. L’influence afro rugit dans des titres entraînants avec une frappe lourde très funk, fusionnant avec des sonorités plus modernes et rappelant parfois la neo soul. Quant aux influences gospel, elles sont bien là, au même titre que les accents hip-hop, dans un cocktail déjà très riche qui construit ce récit musical audacieux. La batterie, et c’est habituel dans ces styles de musique, prend des libertés et joue la carte de l’improvisation avec des breaks époustouflants tout en équivalences rythmiques. Il faut suivre !
De l’afrobeat à la dub en passant par le hip-hop : la patte Ezra Collective
Il y a quelque chose de spécial dans ce style fusion qui se dévoile sur scène. Ce jazz avant-gardiste et élaboré est dopé à l’afrobeat, au hip-hop et à la dub, ce qui donne un rendu très dansant. En live, on retrouve la patte qui fait l’ADN de leur premier album, You Can’t Steal My Joy sorti en 2019, et les nombreuses références dont ils peuvent se revendiquer, de Max Roach à Fela Kuti et de Duke Ellington à Robert Glasper.
Le spectacle est grandiose, la part d’improvisation montre que le groupe ne s’exprime jamais aussi bien que sur scène. L’euphorie atteint son paroxysme lorsqu’il est temps de saluer le public et présenter les compères sur scène. Alors, c’est au jazz qu’on s’en remet pour quelques minutes de haute voltige qui nous rappellent où on a mis les pieds.
Marcus Miller, un bassiste au grand cœur
Puis, le patron entre en scène. Acclamé comme le Messie, Marcus Miller lance la soirée avec l’hymne “Detroit”, parfaite introduction d’une prestation dont on sait d’ores et déjà qu’elle sera exceptionnelle. Le roi de la fusion du jazz et du hip hop, ce groove sans concessions, brut, sur lequel sa basse tient le rôle principal, est venu en terre conquise. Ce soir, le théâtre antique de Vienne lui est acquis.
Sur les mélodies rondes de ce groove décapant, les accents sont plaidés à plusieurs voix, basse, saxophone, trompette, claviers et batterie jouent la même grille. Et la sauce prend.
Pourtant, Marcus Miller n’est pas de ceux qui déroulent sur un même tempo un répertoire flatteur et sans relief. Loin de là ; dès les premiers instants, et sitôt une entrée en matière remarquable de rigueur, l’as de la basse lève le pied et nous embarque dans une exploration musicale, ode au jazz et aux sonorités moins convenues. L’Américain manie son manche pour en tirer le meilleur, le plus inattendu aussi. Déjà, les structures deviennent moins linéaires, le batteur décompose et remodèle les mesures, défiant les instruments mélodiques, lesquels, en retour, cherchent des notes plus asymétriques qui sentent bon l’audace et le jazz abrupt.
L’accalmie ne tient pas plus longtemps qu’une averse sur Vienne. Voici le groupe réparti dans un classique, “Higher Ground”, réveillant le public qui se prend à frapper dans les mains. A cet instant, le solo de trompette supplée la basse. Car c’est bien une habitude de Miller que de ne jamais prendre toute la lumière. Ses camarades de scène ont tous le droit à leur moment de gloire, créant ainsi un jeu de questions et réponses qui sent bon la musique.
Une exploration aux confins du jazz
Marcus Miller nous fait planer de plaisir dans une longue séquence où la trompette occupe le terrain, allant chercher au plus profond des poumons les notes qu’elle distille dans un silence d’or. On oublie tout. La scène est son studio, lancée dans une épopée cuivresque, elle dissout les mauvais effets de la durée – pas de place pour l’ennui – pour un conte expérimental raffiné et chatoyant. Pour rester dans le thème, la basse poursuit le récit et puis la mayonnaise prend, et on assiste très vite à un solo de saxophone confortablement installé sur une convaincante assise basse-batterie.
Il n’y a pas à dire, à 64 ans, le légendaire bassiste offre encore de solides garanties, à commencer par une dextérité absolument monstrueuse. Tantôt soliste, tantôt rythmique, ce génie sait tout faire sans jamais s’attribuer tous les mérites de mélodies qui recueillent l’approbation du public.
« Peut-être qu’on a besoin de revenir à nos ancêtres. C’est un morceau pour la paix. »
Marcus Miller, sur la scène de Jazz à Vienne le 3 juillet 2023
Les mots de Miller sont au moins aussi touchants que le ton de sa voix lorsqu’il fait allusion au contexte particulier qui se tisse en arrière-plan en France et dans le monde. Dans un hommage humble mais fort à ses ancêtres, à ces esclaves noirs-américains couverts de stigmates, et au son d’un piano délicat et d’une batterie tout au toucher, l’habitué de Jazz à Vienne joue de la clarinette basse, son premier instrument, avant même la basse qu’il commence plus tard, vers l’âge de 12 ans.
Après quelques minutes, il passe le flambeau à son saxophoniste qui poursuit la narration, avant qu’ils ne soient rejoints par le trompettiste. Décidément, celui qui se qualifie de bassiste « funk avec une immense connaissance du jazz » navigue en eaux troubles dans un océan d’influences aux confins du groove, du jazz et du hip hop. Il opère une fusion initiatique qui nous conduit jusqu’à des interpellations afro lorsque sa spécial guest Camilla George, de la scène londonienne, s’empare de son saxophone.
C’est bien connu, Miller ne s’entoure que de très jeunes musiciens. La plupart n’étaient même pas nés quand il a composé le mythique “Tutu” pour Miles Davis en 1986. Il se pose en passeur avec les nouvelles générations talentueuses.
Enfin, le claviériste a lui aussi droit à son moment de gloire avec un solo psychédélique sur fond d’un groove puissant que ne tarde pas d’asséner le batteur lancé dans un solo virtuose à son tour. Rejoints les uns par les autres, ils mixent les ingrédients d’un show ahurissant jusqu’au bout de la nuit. Après un ultime rappel pour prolonger le plaisir en hommage aux Beatles avec « Come Together », comme il en a l’habitude suivant les occasions, Marcus Miller salue son public qui n’en attendait pas moins pour l’acclamer une dernière fois, avant la prochaine. Le bassiste jouait là pour la 11è fois au théâtre antique de Vienne mais était attendu depuis 2018 sur sa scène favorite.