« Je me trompe peut-être, mais je pense que le virus va changer beaucoup de choses. Après cette situation compliquée, on devra être solidaires, de gré ou de force. » Les mots d’Augustin Pichot, vice-président du World Rugby, l’instance suprême du rugby mondial, pourraient rester lettre morte. Face à l’amplification de la crise économique que subit le monde de l’ovalie, ses dirigeants ont en effet voté pour la continuité. Et ce, en dépit d’un modèle plus que déficitaire, qui a poussé la fédération américaine, déjà au bord de la faillite, dans le gouffre de la cessation de paiement. Bon, la FED et son plan d’urgence de 6200 milliards de dollars aurait pu filer quelques deniers, mais Donald s’en tape un peu, du rugby. Et ses compatriotes aussi.

L’exemple de l’USA Rugby n’en est qu’un parmi les autres. Dans les semaines à venir, l’Écosse et l’Australie pourraient suivre. Symptôme d’une crise systémique, les pays de l’hémisphère nord sont loin d’y être hermétiques. Car c’est un fait qui n’a pas attendu la crise sanitaire : le rugby perd plus d’argent qu’il n’en génère. Alors, avec des revenus en moins liés aux droits TV et à la billetterie, la situation se veut d’autant plus complexe, et le changement toujours plus urgent.

Agustin Pichot, ou l’échec du Robin des Bois de l’ovalie

La réélection de Bill Beaumont, 68 ans, ancien international anglais et président du World Rugby depuis 2016, avec Bernard Laporte comme bras droit, ne laisse en ce sens que peu d’espoir. Si celle-ci ne représente aucune forme de surprise, elle semble entériner l’assise d’un sport qui se complaît dans son étroitesse et son déséquilibre. Première démonstration : les conditions de vote. Les six nations – France, Irlande, Angleterre, Pays de Galles, Écosse et Italie (qui ont toutes voté Beaumont) – ainsi que les quatre nations – Nouvelle-Zélande, Australie, Afrique du Sud et Agrentine – disposent de trois voix chacune, pesant considérablement sur le processus décisionnel. Le Japon, les confédérations sud et nord-américaine, océanienne, africaine, asiatique et européenne en ont deux. Enfin, le Canada, les Samoa, la Géorgie, les Etats-Unis, les Fidji, la Roumanie et l’Uruguay en possèdent une.

Un système à la démocratie très relative que voulait changer Pichot en offrant une voix à chaque fédération. Car si cela n’apparaît pas concrètement sur la scène sportive, le World Rugby regroupe 103 nations membres et 18 associées. Des acteurs depuis toujours laissés de côté par une fédération qui refuse de s’ouvrir. Pourtant, l’ancien capitaine des Pumas s’y attèle depuis la fin de sa carrière. En 2012, il parvint à faire admettre l’Argentine dans le Rugby Championship, ex-tournoi des trois nations, jusqu’ici réservé aux trois mastodontes de l’Indien-Pacifique (Australie, Afrique du Sud, Nouvelle-Zélande). En 2014, il fut l’un des protagonistes de l’arrivée du rugby à 7 aux Jeux Olympiques.

Élu vice-président en 2016, il s’était employé à poursuivre cette ouverture. Droit de vote pour les Fidji et les Samoa (mais toujours pas pour des nations régulièrement qualifiées pour la Coupe du Monde comme le Tonga ou la Namibie) ; création d’un tournoi américain réunissant l’Argentine, le Brésil, le Canada, le Chili, les États-Unis et l’Uruguay ; durcissement de la règle d’éligibilité des joueurs étrangers pour les sélections nationales (ils doivent désormais évoluer dans le pays durant cinq ans, contre trois ans avant) … Mais il s’est également heurté à de nombreux murs, notamment en ce qui concerne son grand projet de Ligue des nations regroupant les six grandes nations de l’hémisphère nord et celles de l’hémisphère sud avec promotion et relégation, auxquelles seraient mêlées les « nations émergentes ».

Agustin Pichot (à droite), quand le progressisme se heurte au conservatisme (crédits photo : Governo do Estado de São Paulo)

Bill Beaumont, l’élitisme à l’épreuve du pragmatisme

Si l’harmonisation des calendriers entre les deux grandes composantes du rugby mondial reste un objectif consensuel, poursuivi depuis plusieurs décennies, la voie d’un rugby des nations plus égalitaire ne semble ainsi pas privilégiée. Au contraire, le couple Beaumont-Laporte était davantage parti sur l’idée d’une Coupe du monde des clubs, portée par le patron de la FFR avec « les demi-finalistes du Top 14, ceux du Championnat anglais, les six premiers du Super Rugby, les quatre premiers de la Ligue celte, le champion du Japon et celui des États-Unis, par exemple », tel qu’il le confiait au Midi-Olympique le mois dernier. Cependant, face au contexte économique actuel, au casse-tête de la refonte des calendriers et à la montée au créneau des joueurs et des fédérations, le projet a été mis de côté en toute discrétion. Et c’est finalement celui de la Ligue des nations qui fait son retour en force.

Pichot l’avait imaginé sur le modèle pour redonner de l’intérêt aux test-matchs et profiter pleinement des fenêtres internationales de novembre et juillet, qui pourraient être rapprochées sur l’été. L’idée de Beaumont s’inscrit dans cette même optique, à la différence près qu’elle se refuse à un système de promotion-relégation, en vigueur dans la compétition du même nom à l’échelle du football européen. Ainsi, les « nations émergentes » n’auraient aucune chance de venir se mêler à l’élite mondiale, ce qui fait grincer les dents des outsiders.

Et ce n’est pas l’unique motif de dissension auquel doivent se frotter les patrons du World Rugby. Les modifications du calendrier, favorisant une saison sur l’année civile (comme dans l’hémisphère sud) et une fenêtre internationale estivale, impliquent forcément un déplacement de certaines compétitions. Celui du Tournoi des six nations a été démenti par le président réélu, mais certains ajustements devront être effectués au risque de fâcher.

De plus, l’opposition marquée des quatre grandes nations du sud, qui ont toutes voté pour Agustin Pichot lors des élections, représente un obstacle de plus à l’unité du World Rugby. Fâchées de longue date quant à l’inégalité de répartition des revenus des grandes compétitions (le Mondial 2019 n’a pas fait exception), elles ont marqué leur opposition vis-à-vis d’une élite qui se veut de plus en plus ténue. Cette tendance, couplée à l’hésitation de nations du nord comme l’Irlande et le Pays de Galles quant au choix de leur candidat, et aux impératifs économiques actuels, doit être prise comme un message d’alerte pour le World Rugby. Le temps de l’ouverture et du partage semble être venu au sein d’une ovalie jugée conservatrice, voir has-been, tranchant avec la montée en puissance de la pratique dans de nombreux pays.

« Ma force, c’est que je sais écouter, et que je tiens à rassembler autour de moi. Mon boulot, c’est de créer un consensus » affirmait Beaumont en marge de son élection. L’avenir nous dira si ces paroles seront suivies d’actes significatifs, ou si l’indéboulonnable « Old Boys’Club » poursuivra son règne en monarque absolu s’accrochant à son trône.