Mais cette « morale » qui croit au « Bien » et au « Juste », ici même au « normal » voire au « naturel » n’a pas disparu de l’espace public. Bien au contraire, accaparée par de nouvelles minorités médiatiques, elle a muté, s’est parée de messages humanistes, d’indignation dopée au combat des stéréotypes (jusqu’à ceux que personne ne connaissait jusqu’alors peut-être parce qu’ils n’existaient pas en tant que tels) sous couvert de tolérance et d’ouverture d’esprit. Lancés dans une lutte qu’ils croient vertueuse, ces groupes ont en fait remis la morale au cœur du jeu, sur la place publique. Si bien que les médias nous servent désormais un débat violent et abscons opposant la morale des Anciens à ceux des Modernes en oubliant systématiquement le fond. Un système productif dans lequel personne n’apprend rien, où rien n’est fait pour que l’on comprenne quoi que ce soit mais où tout converge sur la nécessité de créer des tensions, des peurs et des scandales afin que le buzz l’emporte. Éclairage sur cette résurgence de la morale, insidieuse et réactionnaire, déguisée en bienveillance et progrès.
La morale de retour au centre du jeu
Les affaires médiatiques qui révèlent la centralité de la morale fleurissent depuis quelques années. On pense, bien sûr, à la Manif pour Tous qui manifeste parce que sa morale est salie et humiliée, ou alors le feuilleton médiatique Vincent Lambert qui a attisé les débats sur l’euthanasie et l’acharnement thérapeutique. Voici des mets particulièrement précieux pour les médias : temps d’antenne et buzz assurés. Les pseudos spécialistes se succèdent sur les plateaux et donnent leur avis, dont tout le monde se fiche. La plupart sont des lobbys ainsi que l’a montré le brillantissime reportage « Les nouveaux chiens de garde » de Gilles Balbastre et Yannick Kergoat (2012). Or, ces lobbys ont instrumentalisé la morale. Pour ainsi dire, cette dernière ne s’est pas évaporée des débats publics. En réalité, on observe même sa sécularisation et son morcellement en une pluralité de morales. Elle procède désormais dans des rapports plus complexes avec chacun. Elle s’appelle ainsi « féminisme », « véganisme » ou « antifascisme » (pour ne citer que ceux-là), son langage a changé – elle se pare dans l’absolu d’intentions louables – mais ses ressorts restent les mêmes : l’accusation, la culpabilisation, le refus du débat et l’utilisation massive des médias pour exister. Et si la morale religieuse semble avoir reculé (et encore, la Manif pour Tous interroge à ce sujet avec 1 million de manifestants estimés au plus fort du mouvement), son pendant sociétal, faussement éthique, qui emploie les mêmes procédés et repose aussi sur des croyances et des mythes, est en recrudescence. Il s’accompagne d’un recul de la liberté d’expression et d’une ère du soupçon et de la culpabilité généralisés. Et en cela, la morale n’est pas morte : elle a simplement changé de visage.
La morale dans l’image : choquer pour culpabiliser
Elle n’a pas disparu, loin de là. Sous l’effet des médias, de nouveaux sujets ont été mis sur la place publique : la question du genre, l’antispécisme, le nouveau féminisme, etc. Ces multiples combats, qui ont contribué à noyer la question sociale au profit de questions sociétales excluantes, ont surtout fait ressurgir la morale dans les médias qui ne se sont pas fait prier pour en faire leur miel. Ils ont introduit une nouvelle forme de police de la pensée et de la délation qui attaque l’humour et met en péril ce que nous avons de plus précieux collectivement : la liberté de dire, de ne pas dire, de rire de tout ce qui est possible, de choquer, de blasphémer, de riposter ou simplement d’émettre un avis. Devenus puissants, ces lobbys contemporains ont investi les médias par l’image, réemployant les mêmes techniques bien connues mais terriblement efficaces. Prenons l’exemple de L214. Devenue incontournable dans le combat en faveur de la cause animale, l’ONG a multiplié, ces-dernières années, les images choc sur les abattoirs en France, provoquant (et c’est tant mieux) une réaction du législateur pour mieux encadrer les pratiques et durcir les contrôles. Seulement, c’est bien la morale, l’éthique prétendument supérieure que véhicule l’organisation qui est critiquable. Ne pas manger de viande serait ainsi plus vertueux car les animaux sont des êtres sensibles. L’argument, ici, peut être déconstruit. Personne ne remet en cause l’idée que les animaux sont des êtres sensibles, c’est effectivement le cas. Le véritable problème ne concerne pas le fait que l’homme consomme des produits issus de l’animal – l’élevage fait partie de l’Histoire de l’humanité, c’est ce qui a permis à cette-dernière de se nourrir de façon certaine et non plus hasardeuse -, mais qu’il ait industrialisé cette production et, en cela, détourné la pratique de la nature. Mais ce détournement de la nature, qui est un problème philosophique, est aussi, et malheureusement, l’affaire du véganisme qui est une porte-ouverte aux biotechnologies de substitution, pour ne citer que cet exemple. Mais plus loin encore, n’est-ce pas un moyen de nous éloigner encore plus de la terre, de la nature, de ce qui va de soi et qui nous permet de savoir d’où nous venons, ce à quoi nous tenons, ce que nous devons faire ? Se faisant, les images de L214 s’accompagnent d’un discours culpabilisant sur la responsabilité du consommateur dans la souffrance, sous-entendant que cette souffrance n’a pas lieu d’exister, et révélant, de cette façon, l’existence d’une morale à la source de l’idéologie. Bien entendu, on peut critiquer cette vision des choses, car la nature n’a que faire de la morale ; elle n’existe pas. Mais, regardons simplement les techniques employées dans ces vidéos diffusées et les ressorts médiatiques employés.
Tout d’abord, la musique crée une ambiance émotionnelle particulière. Les images sont attendrissantes et les mots employés instrumentalisent encore un peu plus notre sensibilité. En effet, on remarque que tout est fait pour humaniser les animaux et leur donner une sensibilité humaine. Or, s’ils sont dotés de sensibilité, on ne peut pas leur appliquer des façons de penser humaines, c’est un non-sens. Par conséquent, il y a déjà quelque chose qui relève du mensonge dans la façon de présenter. Encore une fois, bien sûr que le combat s’entend, bien sûr que le procédé est nécessaire car il doit être efficient en communication. Mais là encore, c’est la culpabilisation qui l’emporte : « Et si nous laissions les animaux en dehors de nos assiettes ? ».
Ici encore, la musique est anxiogène, l’ambiance est oppressante et l’effet est réussi. Le spectateur est forcément choqué et se sent coupable : coupable de manger de la viande. Ce qu’il fait est mal, il en a désormais la preuve. Il est un criminel ; nous sommes des criminels d’accepter cela. En définitive, ces campagnes pourraient être utiles pour engager un profond bouleversement de nos pratiques, refuser le CETA, revenir à de petites exploitations, mieux rémunérer les agriculteurs, retrouver le plaisir des bons produits et les savoirs, les traditions, encourager les circuits-courts et le commerce local en nous redonnant justement une certaine éthique dans notre rapport à la nature et à ce qu’elle nous offre pour nous nourrir. Mais dans l’absolu, elles participent plutôt d’une radicalisation de part et d’autre : les végétariens deviennent véganes et s’engagent dans une lutte quasiment civilisationnelle et les autres deviennent réactionnaires car agacés par cette façon d’imposer une morale, une façon de consommer, un mode de vie qui n’est pas le leur.
James Bond attaqué, Bilal Hassani effigie des clichés sociétaux
Et si James Bond était joué par une femme noire lesbienne et transgenre ? La question peut prêter à sourire, mais c’est bien ce qui pourrait arriver. Discutée depuis de nombreux mois, la relève de Daniel Craig (qui tourne actuellement le prochain film de la saga dans le costume de l’agent secret et, ce, pour la dernière fois) fait toujours débat. On parle désormais d’une femme pour reprendre le matricule 007, non pas dans la perspective d’embaucher une actrice talentueuse (ce qu’elle serait sûrement), mais simplement dans l’optique de la catégoriser en tant que femme et aller dans le sens de cette mode qui pollue tout ce qu’elle touche. Cela n’a aucun sens autre que mettre une femme pour le symbole, tant pis pour l’intérêt du film et le respect de la saga tirée du roman de Ian Fleming. Et tant pis aussi pour les femmes qui sont mises là parce qu’elles sont des femmes et pour le symbole. Comme on pourrait mettre un handicapé, un homme noir, un Asiatique ou un transgenre : on essentialise les individus pour le symbole et en aucun cas pour leur talent et ce qu’ils incarnent universellement. Les lobbys contaminent désormais des secteurs entiers, et en premier lieu les industries culturelles dans lesquelles ils ont un intérêt économique majeur qui en déduit une stratégie marketing. Or, le cinéma doit rester un art et servir à nous éveiller, à nous donner envie de comprendre des choses sur le monde, sur l’homme, sur nous-mêmes. Il y a quelques années, la perspective d’interdire la cigarette dans les films français avait, par exemple, été évoquée par la ministre de la santé. Bousculé dans sa liberté, le cinéma est la cible des bienpensants qui lui attribuent une importance sur les consciences qui est bien sûr réelle. Seulement, à trop vouloir trier et décider de ce qui est acceptable au pas, au nom de la morale, on finit par produire du cinéma aseptisé, profondément abscons et anti-artistique, qui, une fois encore, a pour effet d’aller contre l’esprit critique. Regarder du cinéma, être choqué, ébahi, déçu, impressionné, triste, amusé, scandalisé ou bien encore blessé, c’est apprendre, c’est comprendre, c’est débattre. Le cinéma doit rester une porte ouverte sur le monde, un espace de liberté et donc un moyen de créer, de transmettre et de susciter l’envie de comprendre ses mécanismes. A l’inverse, un peuple inconscient de sa puissance et de ses leviers est un peuple condamné à subir, car le cinéma de propagande a déjà existé et existe encore. La musique n’est pas en reste. Les lobbys ont réussi à propulser Bilal Hassani, non pas parce qu’il est talentueux (disons-le, c’est quand même d’une médiocrité abyssale), mais parce qu’ils en font, à lui seul, un étendard pour de multiples minorités : gay, de culture musulmane, d’origine maghrébine et transgenre, il est un cliché ambulant qu’on exhibe en oubliant la musique. Bien sûr, les plus convaincus nous diront qu’à travers lui, des milliers de personnes se sentiront exister et pourront être fières de ce qu’elles sont. En fait, là encore, le débat est tronqué. La société doit permettre à tout un chacun d’avoir les mêmes droits mais le reste doit demeurer dans la sphère privée. Ce voyeurisme et cet exhibitionnisme qui doivent vanter certaines communautés prétendument opprimées sont assez dérangeants. Ils instrumentalisent la morale et la tolérance à travers les médias pour se montrer et occupent de manière abusive l’espace médiatique alors qu’ils ne représentent qu’une infime partie de la population. Bilal Hassani est le symptôme, bien malgré lui, d’une société qui se perd dans les méandres de ses propres contradictions et qui, collectivement, ne fait rien de manière concrète pour les droits des plus démunis et pour l’égalité réelle de ses citoyens. Et pour cette raison, ceux qui en font le prophète de la tolérance l’essentialisent et lui volent son identité, qui ne regarde que lui. Candidat de la France à l’Eurovision, annoncé vainqueur avec une suffisance crade et démagogique par les médias nationaux, il a terminé en queue de peloton, à la 16ème place. Signe que surfer sur la vague Conchita, qui avait interprété brillamment « Rise Like a Phoenix » est un peu facile et franchement pas louable. La différence tenait au fait que la performance de Conchita était spectaculaire, le personnage attachant et la chanson magnifique. Là où Bilal Hassani n’a fait qu’accumuler les clichés sur scène et dans un texte tiré par les cheveux. Et dans ce petit monde d’entre-soi, les médias ont encore amplifié un phénomène dont personne, ou presque, ne parlait dans la rue, signe malgré tout que le sociétal est toujours relégué dans les consciences lorsque la question sociale demeure primordiale. Et parce que la morale, transcendée dans un nouveau costume médiatique, intronisée par les minorités sociétales, devient un instrument d’influence au service des lobbys. Désintox ose l’affront pour l’épingler.