M’aventurant avec l’innocence d’une brebis allant s’abreuver au ruisseau d’Internet, je constate plusieurs personnes se moquant (plus ou moins) gentiment d’autres. C’est la constante pratique des réseaux sociaux, me direz-vous, à raison. Mais les gens ici pointés du doigt étaient effectivement d’une curiosité particulière. Ils se nomment les « récentistes ». Toujours bordé d’insouciance je me prête volontiers à la lecture de leurs longs argumentaires et vois émerger devant mon écran une thèse incroyable : l’Histoire n’existe pas.

Plus précisément, plusieurs siècles de l’Histoire du monde, jusqu’au Xème environ, ont été inventés de toutes pièces par les intellectuels des siècles suivants. Les récentistes passent la majorité de leur temps à trouver des corrélations, des similitudes dans les faits historiques, et d’arguer qu’Homer ne raconte pas la guerre de Troie mais les croisades chrétiennes, que Jésus est en réalité le pape Grégoire VII Hildebrand, crucifié en 1086 à Constantinople ou encore qu’Alesia et Stonehenge ont été bâti par les parisiens et les londoniens du XIXème siècle. Il existe des milliers d’autres théories qui renversent la frise chronologique accrochée au-dessus du tableau de votre prof d’Histoire-géo, mais il s’agit ici de s’intéresser en profondeur à ce qui motive un tel travail de comparaison, d’argumentation et de documentation sur l’Histoire connue pour ainsi vouloir la démonter.

À la source de l’Histoire

L’argument principal des récentistes est de dire que les identités européennes, exacerbées et construites politiquement au XIXème siècle, ne sont construites sur rien. Les universitaires s’étaient évidemment déjà largement outrés face aux théories de « nos ancêtres les gaulois » par exemple. Mais dans ce cas précis, il s’agit d’aller bien plus loin, puisque les gaulois n’auraient tout simplement pas existés, l’Histoire ayant inventé Vercingétorix, Clovis et les francs. Le récentisme reprend l’essence de toute théorie du complot, l’impression « qu’on nous ment », structurellement. « On », ce sont les élites. Dans la constellation complotiste, les élites sont polymorphes : juifs, politiques, militaires, francs-maçons… Ici, les élites sont les historiens, les universitaires, en bref la communauté scientifique. J’ai évidemment trouvé beaucoup de tenants d’un croisement des élites, étant donné que l’Histoire aurait été écrite par les francs-maçons, et pérennisée par les élites érudites depuis le XVIIème siècle.

Couverture d’un journal complotiste, dédié au récentisme.

Ce qu’il y a d’étonnant avec les théories du complot, ce sont leurs contradictions internes. Remettant en doute toutes les sources officielles produites depuis des siècles, le récentisme s’appuie sur un corpus conséquent d’analyses et de reprises depuis History : Fiction or Science ? en 7 volumes, publié en 2003 et écrit par Anatolio Fomenko. Pionnier de la « Nouvelle Chronologie », mathématicien russe, il explique que l’invention des premiers siècles est le fait d’erreurs d’interprétation des sources par les historiens. Plusieurs sources décrivent le même évènement, mais une mauvaise traduction a déplacé dans le temps et l’espace cet évènement, créant artificiellement une Histoire postérieure au commencement. Ce qu’il reste aujourd’hui de la part de mes récentistes numériques, c’est la méfiance contre les élites universitaires, incompétentes et trop bornées pour reconnaitre leurs erreurs, à grand coup de « ouvrez les yeux ! » et de « comment ne l’on-t-il pas vu, c’est évident ! ».

Mais Fomenko soulève la deuxième contradiction du mouvement, la plus intéressante à mon sens. Le récentisme se veut briser les consensus politiques et universitaires sur les évènements qui ont forgé le monde contemporain, pour accéder à une vérité et posséder un héritage et un patrimoine communs épurés d’artefacts et de narratives politiciennes. Fomenko est un mathématicien russe. Lui-même membre de l’Académie des sciences de Russie, il participe au rayonnement de son pays, qu’il tient en grande estime. Ce qui le pousse à effectuer ses recherches, c’est la thèse classique selon laquelle la civilisation russe a émergé environ mille ans après les grandes civilisations méditerranéennes. Selon lui, c’est invraisemblable au regard du poids de la Russie dans l’Histoire et sa puissance. La solution est simple : avant la Russie, il n’y avait rien. C’est donc presque logiquement qu’il explique que Gengis Khan (1115-1227) est en fait le roi russe Youri III, qui soumet les peuples européens, puis fonde la papauté à Rome. Peut-on avoir plus nationaliste qu’un négationnisme de l’époque d’avant la Russie ? S’il y a projet politique derrière l’instrumentalisation de l’Histoire, nier celle des autres en est sans doute le paroxysme. 

Encore une fois, cet esprit se retrouve dans les récentismes contemporains. La disqualification immédiate et certaine des civilisations antiques relève d’une hiérarchisation des hommes et des cultures, d’une vision implicitement ethnocentrée, dans l’espace et dans le temps. Penser que c’est évident que ce sont les européens du XIXème siècle qui ont construit les pyramides, les sites sacrés et les temples antiques, c’est nier à d’autres, à l’étranger ou à l’inconnu les facultés de raisonner, de s’élever vers le progrès, la création, l’imagination, le talent, en bref, vers l’humanité. Il ne peut « logiquement », sans jamais admettre la possibilité du doute, y avoir une autre humanité que celle que l’on connait.

Le sens de l’Histoire

Le récentisme atteint non seulement les universitaires, mais surtout la philosophie de l’Histoire, la dépossédant de tout sens. Le « sens de l’Histoire », la « Fin de l’Histoire », le « retour de l’Histoire », autant de prétentions académiques à donner une logique, une raison aux évolutions connues par l’Humanité. Certes, certains discours, certains moments présents résonnent en ceux qui ont étudié des phénomènes similaires observés il y a des siècles. Pour autant, la science de l’Histoire doit composer avec l’incertitude qui guette le passage fatal du temps. L’Histoire est faite d’égarements, d’errements, elle est en fait absurde. Beaucoup veulent donner du sens à l’Histoire, la comprendre comme un long chemin, guidée par quelque chose. « L’Histoire de toute société jusqu’à nos jours, c’est l’Histoire de la lutte des classes » dit Marx,  la révolution est un long processus vers son apothéose, dit Martin Malia, la victoire de la démocratie libérale marque la fin de l’Histoire, clame F. Fukuyama. Enfin, l’Histoire est écrite, guidée, manipulée et expliquée par quelques-uns, disent les récentistes. Par angoisse de l’incertitude du jour d’après il faut trouver du sens dans le jour d’avant. Dans un siècle d’angoisse, de paranoïa, on imagine que le jour d’avant n’existe pas, qu’il n’est qu’une illusion pour que personne ne conteste le jour d’après, déjà prévu.