Une révélation tardive

IAM, la Fonky Family, les Psy 4… Et maintenant, Kem. Marseille est une pépinière de talents, seul le football altérant cette considération. Kemmler (blase choisi en référence au premier condamné à la chaise électrique, mort dans d’atroces souffrances) est donc le dernier produit certifié phocéen à être entré dans les streams.

Pourtant, le chemin aura été long, l’ascension lente et sinueuse. Ses premiers textes, il les gratte à 14 ans, en 2004, avec son pote Verbal, formant tous deux le groupe RENEGA. Pourtant, le succès n’arrivera pas tout de suite. Kem passe par la case petits boulots, réussissant à se faire un peu d’argent dans la vente de prêt-à-porter. Il met un peu d’argent de côté pour payer ses sessions studio, accompagné par son pote Tolec, son directeur artistique de toujours, avec qui il continue de bosser. Presque découragé, une rencontre va changer son destin et le mettre définitivement sur les rails de la musique : celle de JP, producteur et propriétaire du studio LTS, fin 2015. Il enregistre 15 titres dont « C’est l’heure », produit, clipé par les trois larrons, et qui lui permet de sortir de l’anonymat. Un morceau qui lance le projet Eprouvante Passion, EP de 10 titres sorti en juillet 2016 et dévoilant déjà une partie du potentiel lyrical du MC marseillais. Mais c’est une nouvelle rencontre qui lui permettra d’en prendre la pleine mesure, et de connaître l’accomplissement artistique.

En mars 2016, il fait la connaissance de William Spleen, patron de la boîte de prod Dancecode, qu’il a fondé en 2011. Ils commencent tout deux à travailler sur un album, alors que Kemmler sort en parallèle une série de six freestyles intitulée Kématique, tous sortis entre avril 2016 et 2017. La dimension visuelle y est très présente, puisque chaque morceau a son clip. On vous laisse découvrir l’excellent « Alphabet », exercice traditionnel pour tout freestyleur qui se respecte.

Et après deux ans de dur labeur, la Rose éclot enfin, le 8 juin 2018. On y retrouve « C’est l’heure », qui avait donc teasé l’album deux ans avant. Un morceau qu’il avait écrit en plein cœur d’une veillée créatrice en séjour à la montagne en 2016, peu de temps après sa rencontre avec William Spleen, alors qu’il sentait la fin du tunnel et l’ascension proches. La nouvelle génération, c’était lui désormais : « Ils sont vilains comme Ribéry, je prends leur place comme Kingsley Coman ». La métaphore est sans équivoque : Kem est là pour faire danser les salles de concert comme les défenses.

Source: Youtube

A l’eau de Rose

Mais le fil conducteur, c’est l’amour. Une thématique osée pour un rappeur et souvent abordée avec parcimonie, sur laquelle il surfe tout au long du projet. Et un changement de cap radical par rapport à ses anciens morceaux, davantage portés sur l’égo-trip, posés sur des instrus assez simples. Car le changement est aussi là : le travail de William Spleen révolutionne sa musique. L’électro s’invite ainsi dans les instrus, le beat est varié, tantôt lancinant, tantôt plus énergique. Et ça se ressent sur le flow du rappeur, beaucoup moins stéréotypé et incontestablement plus technique. Les progrès et la maturité sont flagrants, donnant une véritable impression de maîtrise artistique et d’éclectisme.

Amour, donc, mais dualité. Kemmler s’ouvre au monde en dévoilant les contradictions et les craintes qui le rongent, entre le sublime et le grotesque, tel un Lorenzaccio des temps modernes. Le premier morceau, « Moi aussi », introduit idéalement son propos, balançant une suite de vérités à son sujet en prenant l’auditoire à témoin sous la forme « si toi aussi… ». Une entrée en matière qui permet de très vite se saisir des contours du personnage, dans lequel on va se plonger au gré des tracks.

Kem se présente comme un être vénal, avide de conquêtes, séducteur sans états d’âme, assumant ses vices avec un certain fatalisme. Il nous présente cette facette dans le second morceau de l’album, « Dansé », qui retrace une ancienne histoire d’amour, terminée à cause de son appétence trop forte pour la gente féminine. L’ambiance attendrissante et mélancolique est réellement saisissante, mettant en relief la relation tumultueuse entre amour et désir. Le morceau « Minuit Passé », dont les paroles et le clip dépeignent un personnage froidement honnête, va encore plus loin dans la bâtardise, dévoilant ses intentions à sa conquête sans aucun détour. L’amour semble avoir été surplombé par le désespoir, obligeant presque Kemmler a devenir ce qu’il ne veut pas être : un cutard. « Across » reste dans cette thématique, avec des teintes cependant plus sensuelles et une ambiance plus voluptueuse. Enfin, « Tout parier » dépeint toute la superficialité de ses relations qui ne sont plus basées que sur l’échancrure des courbes des femmes qu’il fréquente. Il finit, en somme, par se perdre dans ses tares et à n’agir que par instinct, mais en toute conscience.

On retrouve l’ombre de l’amour déchu dans « Dix du Bayern » (« J’oublie tout avec l’alcool, j’pense à toi après une baise. Mais pourquoi j’ai ramené cette conne ? Pourquoi elle m’colle ? Pourquoi elle reste ? »). L’élégie est très présente dans l’album, notamment à travers le morceau « Elle m’a quitté », qui dénote un peu du reste de l’album, présentant Kemmler comme un amoureux transi, naïf et soumis à celle qui joue avec lui, sans qu’il ne s’en rende compte. Suite logique de son inconstance et de ses travers ou au contraire, source de ses maux? En tout cas, cela ne tire pas le garçon vers le haut et le fait vivre au crochet de ses démons, pris dans l’engrenage des spiritueux comme il l’explique à de nombreuses reprises dans « Faire mieux » (« J’suis plus quiconque sous tise » ; « J’rappe la vérité bourré ») ou encore dans « J’avoue » (« J’ai imprimé qu’je manquais d’bouteilles, donc je l’ai bu au goulot »).

Les références au football sont nombreuses. Pêlemêle « On t’connait pas et on te tape t’es comme le KV Ostende », « J’sais qu’ils peuvent pas nous ken et qu’on peut retourner Paname comme un Steph Bahoken » (« Pardonne-les »), « J’peux plus tout laisser passer, comme un Kossi Agassa. » (« Solide »), « J’aurais toujours le coeur cassé comme le bras de Johnny Ecker », « La journée j’suis super calme, la nuit j’suis comme Niang et Souley » (« Faire mieux »), et le titredu morceau « Dix du Bayern ». C’est souvent de l’OM dont il est sujet, ce qui semble assez logique pour un rappeur Marseillais, et ce n’est finalement pas si anodin que cela. Utiliser des éléments de passion pour aborder d’autres idées permet d’une part, pour l’auteur, de les mettre en image et d’autre part, de trouver une résonance dans des thématiques significatives et comparables en termes de ressenti. Un vrai supporter aime son club et l’a dans la peau, un peu comme sa moitié. Le parallèle est ainsi bien senti, même si on imagine qu’à l’instar de toute passion, ce thème s’est imposé à lui.

Finalement, certaines tracks présentent une humeur plus stable, plus lucide, mettant en avant le regard de Kem sur lui-même. Une forme de synthèse dans laquelle ses contradictions profondes sont directement mises en opposition : c’est ainsi que la folie naît. « J’avoue » résonne comme un méa culpa vis-à-vis de ses mauvaises actions passées mais également une confession sur le chemin de croix qui l’aura amené à devenir ce qu’il est : un rappeur spleené. « Faire mieux » transpose également ses regrets et une profonde remise en question concernant son mode de vie et sa façon de penser, le sublime lui tendant les bras, le grotesque le maintenant dans les abîmes ; il est « à mi-chemin alors (il) hésite entre la fenêtre et la porte ». Si l’égotrip resurgit par moment, il s’éteint aussi tôt, comme dans « Pardonne-les », mettant en avant une sorte de lunatisme : « Qu’est-ce qui m’tracasse à part l’amour des miens ? Rien. J’suis paradoxal, comme baiser malement une fille bien ». Derrière la facette presque obligatoire de l’égortip se cache donc un mal être profond et des difficultés à s’accepter. L’amour des siens devient un tracas : comment, dès lors, aimer les autres si on ne s’aime pas soi-même ?

La pépite

Le morceau symbolisant le mieux cet album, l’aboutissement créatif et artistique, l’allégorie la plus rose qui soit, se trouve dans le superbe morceau « Voir Demain ». Une track où Kemmler semble entrer dans une sorte de transcendance spiritueuse, « après deux-trois verres de sky », et réfléchir profondément au mal qui le ronge et non plus aux symptômes. Le texte est le plus interprétatif de l’album, laissant place à une part d’imaginaire, boostée par la douce prod de Spleen. Le rappeur se confie ici avec une sensibilité plus forte que sur n’importe quel autre son. Pas le meilleur texte du projet, mais certainement la meilleur composition et la plus belle alchimie.

Conclusion

J’ai découvert Kem au hasard de ma radio Spotify via le titre « Moi aussi ». C’a été un coup de foudre immédiat et en une journée, l’album avait déjà été poncé en long et en large. En découvrant l’artiste et sa progression, on se rend compte de l’importance qu’a eu l’année 2016 pour lui. Une véritable révélation artistique et une décomplexion qui démarre par les aveux et la libération d’une parole émanant d’un cœur lourd. Kemmler a réussi à créer une véritable ambiance et un imaginaire fort autour du rose. L’électronique des prods est absolument parfait pour créer une atmosphère tantôt voilée, douce et mélancolique, tantôt sombre, vénale et instinctive. Les textes très personnels nous dépeignent un artiste auquel on arrive tous à s’identifier à un certain moment. Une main tendue et une ode à ceux qui se perdent dans la complexité de la vie. La dialectique entre l’amour et le désir est parfaitement maîtrisée. Pour un premier album, c’est un petit chef d’ouvre que nous a livré le MC Marseillais. On attend le prochain avec impatience, mais en attendant, consommez celui-ci sans modération !