C’est l’histoire d’une bande de copains vivant dans une Syrie où les journées se rythment au son des bombardements. Les « barils de la mort » comme ils les appellent là-bas, à Daraya. Cette ville fût l’une des premières à se soulever pacifiquement en 2012 contre le régime de Bachar el-Assad. En quête de liberté, ils ont, dès lors, dû faire face à quatre années de siège sanglant. S’ils restent, ils deviennent des terroristes aux yeux du régime et mettent leur vie en péril. S’ils partent, ils abandonnent leurs espoirs de révolution. Mais Shadi, Jihad et Ahmad ont pris la décision d’emprunter une troisième voie, celle de la résistance, par les livres et la culture.

Une bougie au cœur de l’obscurité

C’est Ahmad qui a eu cette idée folle. Passionné de littérature, il est convaincu que les livres ont le pouvoir de les sauver de l’enfer dans lequel ils vivent. Luiet ses amis prennent la décision de sillonner la ville, bravant les bombes et les tirs de sniper, à la recherche des livres oubliés dans les maisons et les écoles désertes. C’est une cave abandonnée qui fera office de bibliothèque. Ils rangent, numérotent, classent, comme pour remettre de l’ordre au milieu du chaos. Très vite, l’écho de cette initiative se répand dans la ville sinistrée. Hommes, femmes, enfants ou encore combattants s’y retrouvent pour apprendre, échanger, rire ensemble. Du livre religieux à la science politique censurée par le régime en passant par la poésie ou les ouvrages de développement personnel, il y en pour tous les goûts. Les sept habitudes de ceux qui réalisent tout ce qu’ils entreprennent, de Stephen Covey y est particulièrement populaire. À travers cette bibliothèque devenu refuge pour tout un chacun, la révolution pacifique, par le savoir, s’organise silencieusement. Omar, un combattant de l’armée rebelle, vient ici pour trouver du calme et de l’apaisement. D’après lui, c’est le seul rempart qui protège vraiment de l’extrémisme. À défaut d’un ventre vide, la lecture remplit la tête. Mais la bibliothèque devient également un lieu de débat, d’interaction sociale, de célébration de mariage ou de funérailles. Car à Daraya, la mort n’est jamais loin, et frappe presque quotidiennement un membre de la communauté qui gravite autour de ce lieu d’espoir. Le combat sur le terrain des idées, immortelles, se poursuit toutefois. Dans les clameurs de la résistance invisible, les slogans font résonner une poésie qui, elle seule, peut exprimer la réalité du quotidien : « Quand les avions disparaissent, les colombes s’envolent. Blanches, blanches, elles lavent les joues du ciel », Mahmoud Darwich. L’incapacité des livres à tirer des balles de plomb ne permet cependant pas d’éviter l’inévitable. En 2016, alors que le dernier hôpital est en ruine et que la nourriture ne franchit plus les points de passage clandestin, le régime lance un ultimatum : toute personne occupant encore Daraya doit quitter la ville sous quarante-huit heures. « Pourquoi sauver des livres quand on ne peut même pas sauver des vies ? » Pour Shadi, « Daraya était une bougie au cœur de l’obscurité. Bachar a soufflé sur la bougie mais il ne pourra jamais éteindre les lumières de notre amitié »

Exil

L’exil semble désormais inévitable pour les trois comparses. Avant de partir pour Idlib, une ville au nord-ouest de la Syrie, chacun d’entre eux glisse deux ou trois livres dans son sac. Mais les précédents évènements poussent Jihad et Shadi à partir pour la Turquie. Ahmad, lui, continue sa révolution par les livres. Cependant, la région manque cruellement d’ouvrages. Il décide donc d’en importer illégalement depuis Damas, la capitale. Armé de quelques centaines de livres, d’un bus, et de fidèles compagnons, il met sur pied une bibliothèque ambulante. Le Bibliobus est né. C’est dans les écoles qu’il opère la distribution dans un premier temps, proposant des magazines pour enfants jusqu’à des romans de toutes nature pour les adultes et les adolescents. Ils parcourent la région pour donner le goût de la lecture à ces populations qui n’ont plus rien à quoi se raccrocher. Le choix est libre dans la petite sélection du Bibliobus. Ahmad tente, grâce à la littérature, d’introduire peu à peu à la démocratie. Il confie à Shadi via Skype que l’exercice devient de plus en plus difficile « dans cette région où les extrémistes cherchent à faire la loi ». De son côté, Shadi a trouvé un nouveau refuge près de là où il habite à Istanbul. C’est une librairie, cette fois à la surface, légale et qui propose un large choix d’ouvrages. Il se plonge dans 1984 d’Orwell et y trouve certaines réponses quant à son engagement dans la révolution, notamment à travers cette phrase : « Ils ne se révoltent pas avant d’avoir pris conscience. Et ils ne prendront pas conscience avant de se révolter ». Pour lui, les livres sont devenus des compagnons d’exil. Ils l’aident à combler la solitude et à apaiser l’angoisse vis-à-vis de ses frères restés en Syrie.

Espoir

C’est l’histoire d’une amitié qui, face à la barbarie d’un régime, a pris le chemin de la paix. La paix par le savoir, par la culture, par les livres. En mettant au cœur de leur action politique la transmission, ils portent l’espoir d’un peuple brisé par les intérêts de leur tyran, des puissances étrangères et des extrémistes. Mais la lutte n’est pas vaine. Car bien que les graines de la liberté transmises dans les pages des livres mettent plus de temps à germer que lesbombes à frapper le sol, elles finissent toujours par éclore. L’Histoire a montré que le combat des idées est une lutte lente, silencieuse, qui ne peut passer que par la conquête des mentalités, pour finalement aboutir à l’expression de la volonté du peuple.

Jihad travaille désormais pour une ONG qui aide les casques blancs et la défense civile. Shadi vit toujours à Istanbul et rêve de devenir caméraman. Ahmad quant à lui, après avoir gagné Istanbul, est finalement retourné en Syrie où il œuvre pour former des femmes à la lecture et l’écriture. Il projette d’écrire une fiction sur Daraya.

Nous cachons nos tristesses dans les jarres de peur que les soldats les

voient et célèbrent le siège…

Nous les cachons pour des saisons futures, pour une commémoration,

pour une surprise sur le chemin.

Quand la vie sera normale, nous serons tristes comme tout un chacun.

Pour des raisons personnelles,

Aujourd’hui voilés par les grands slogans,

Nous avons oubliés nos petites blessures qui saignaient,

Demain quand le lieu guérira,

Nous en ressentirons les effets secondaires.

Etat de siège, Mahmoud Darwich

Source : Film-documentaire diffusé sur France 5 le dimanche 10 mars 2019,Daraya, la bibliothèque sous les bombes, réalisé par Delphine Minoui, grand reporter au Figaro