Le Récap’

Dans la première partie de cette étude, nous nous sommes penchés sur le difficile débat de la mémoire du fascisme en Espagne à travers le Valle de los Caidos. Si les espagnols étaient très divisés sur la question, le gouvernement semblait vouloir déplacer le corps du Général Franco pour éviter de maintenir un monument glorifiant une dictateur.

De leur côté, les Pays-Bas ont tranché en choisissant de classer monument national le « Mur de Mussert », point de rassemblement du parti nazi néerlandais dans les années 30-40. Les Pays-Bas ont donc décidé de faire face à leur face. Qu’en est-il ailleurs ?

Nous verrons dans cette article la difficile mémoire polonaise, à l’exact opposé de ce que l’on a pu voir pour les Pays-Bas. Enfin, nous irons aux États-Unis pour évoquer les querelles autour du passé national, et notamment de la Guerre de Sécession.

« La collaboration ? Pas chez nous en tout cas ! »

Si en France seuls les médias tentent parfois d’utiliser l’Histoire au profit de leur orientation politique, cela reste infime vis-à-vis de ce qu’il se passe en Pologne. Le devoir de mémoire polonais est un travail avant tout politique et non historique. Depuis quelques années désormais, une relecture de l’Histoire s’opère dans ce pays, et pas nécessairement dans le bon sens. Musées et historiens en font ainsi les frais et doivent se plier aux directives gouvernementales. Éléments d’explications.

Des lois (anti)mémorielles ?

À la tête du pays depuis octobre 2015, le parti à tendance nationaliste Droit et Justice (PiS), dirigé par Jaroslaw Kaczynski cherche à magnifier l’héroïsme et la résistance polonaise. Il y a donc une relecture profonde qui s’opère pour ne renvoyer qu’une image positive du passé du pays. Cette volonté justifiera sans doute le vote des lois mémorielles controversées de janvier-février 2018. Ces dernières devaient punir jusqu’à trois ans de prison toute personne, polonaise ou étrangère, qui attribue à « la nation ou à l’État polonais une quelconque responsabilité dans l’extermination des Juifs ». Non, vous ne rêvez pas.

Ces lois, en plus de prouver par leur existence qu’il s’est effectivement passé quelque chose de peu glorieux, sont dangereuses. Outre la manipulation grossière des faits historiques, c’est tout simplement la discipline universitaire qu’est l’Histoire qui risque d’être encadrée et contrôlée (comme au bon vieux temps, quoi). Au vu des vives réactions provenant des États-Unis, d’Israël et du reste de l’Union Européenne, le parlement polonais décidera finalement d’amender sa loi et de supprimer les peines de prison, se réservant toutefois le droit d’engager des poursuites judiciaires. Avant même la polémique autour de ces lois, le gouvernement avait déjà lancé le débat de la mémoire dans les grands musées polonais comme celui de Gdansk.

Le Musée de la Seconde Guerre Mondiale à Gdansk 

Ce musée fut inauguré en janvier 2017 après une dizaine d’années de travaux. Il se situe à quelques centaines de mètres d’où furent tirés les premiers coups de canons de la seconde guerre mondiale.

L’impressionnant musée de la seconde guerre mondiale à Gdansk (crédits : Jroepstorff/CC BY-SA 4.0)

Il comporte plusieurs niveaux accueillant chacun des expositions permanentes et/ou temporaires, le tout dans une scénographie innovante et immersive. Des parties de quartiers sont même reproduits pour captiver le visiteur et le faire rentrer dans la Pologne des années 40. Des valises entassées sont là pour rappeler la déportation.

Il fut cependant dès son inauguration l’objet d’une vive polémique en Pologne. Le gouvernement en place lui reprochait entre autres le manque de mise en valeur du peuple polonais à travers les expositions. Le parti Droit et Justice voyait dans l’universalisme du musée une mise à l’écart de l’histoire polonaise.

Querelles de politiciens obligent, à peine cinq mois après son ouverture, le directeur du musée Pawel Machcewicz, historien et universitaire, fut renvoyé sous l’impulsion du ministre de la Culture, Piotr Glinski. Depuis, le musée a conservé les expositions déjà présentées mais accentue d’avantage l’héroïsme des combattants polonais, à travers différents supports. Un exemple parmi d’autres, le film projeté cet été : « Poland : first to fight » sur la façade du musée. Ce dernier met en avant les faits d’armes polonais et la résistance contre le nazisme à travers des scènes de batailles aériennes.

Publicité pour le film projeté cet été par le Musée de la Seconde Guerre Mondiale à Gdansk

Autre fait important : le musée a été fusionné avec celui de la bataille navale de Westerplatte, qui était situé dans la même ville.

« Le reproche de négliger la perspective polonaise est utilisé pour justifier le limogeage de Machcewicz, car personne n’admettra qu’on le fait parce qu’il avait été choisi par le parti politique rival »

Toutefois, l’origine de la discorde n’est pas nécessairement dans des visions divergentes de l’Histoire, mais plutôt dans une bataille politique. En effet, un autre historien polonais, Andrzej Paczkowski, nuance : « Le reproche de négliger la perspective polonaise est utilisé pour justifier le limogeage de Machcewicz, car personne n’admettra qu’on le fait parce qu’il avait été choisi par le parti politique rival« , a expliqué l’historien à l’AFP, des propos rapporté par Le Point.

L’exemple du musée de la seconde guerre mondiale est peut-être le plus parlant, mais j’aurais pu également citer le Musée des Justes de Markowa, qui évoquait auparavant la collaboration. Désormais, seuls sont mis en avant les Justes comme des héros polonais.

Finalement, la mémoire polonaise reste un véritable champ de bataille encore aujourd’hui. Ce cas, mis à côté du cas néerlandais vu précédemment, nous permet de constater que tous les pays européens se souviennent différemment de la guerre. La politique patriotique qui vise actuellement l’Histoire en Pologne peut dans une certaine mesure s’apparenter au cas français des années De Gaulle et son mythe résistancialiste pour montrer une union totale. Ce n’était pourtant pas le cas, ni en France, ni en Pologne.

Le Général Lee fait encore des siennes aux États-Unis

Direction les États-Unis à présent. Il sera question non pas de la seconde guerre mondiale, mais bien du souvenir de la Guerre de Sécession. Cette guerre civile américaine eut lieu de 1861 à 1865 entre l’Union d’un côté (les « Yankees ») au Nord et la Confédération de l’autre (rassemblant onze états du sud du pays). Le premier camp est dirigé par l’illustre Abraham Lincoln tandis que le camp confédéré est dirigé par Jefferson Davis.

Pourquoi une guerre civile en Amérique ? L’esclavage est une des causes principales du déclenchement du conflit (même si elle est loin d’être la seule). Certains états sudistes font sécession dès 1860 et l’élection de Lincoln à la Maison Blanche, ce dernier étant farouchement opposé à l’esclavage. Durant cette guerre, certains généraux se sont distingués comme Ulysses S. Grant du côté de l’Union et Robert E. Lee pour les confédérés.

Aujourd’hui, aux États-Unis, les questions raciales restent très difficiles à aborder et la fracture du souvenir donne lieu à des affrontements de plus en plus violents. Ce fut le cas autour de la statue du Général Lee, dans la petite ville de Charlottesville en 2017. Les émeutes avaient été relativement bien médiatisées mais je trouve qu’elles sont un exemple parfait des passions qu’un monument peut déchaîner (parlons tout de même d’une guerre vieille de 150 ans).

La statue équestre du Général Lee, à Charlottesville, en Virginie

Cette statue équestre se trouve dans la ville de Charlottesville, en Virginie et fut construite en 1924. Alors oui, on pourrait trouver ça étrange de construire des statues de généraux confédérés alors que ces derniers ont perdu la guerre. Seulement voilà, malgré la victoire de l’Union, les diverses lois ségrégationnistes promulguées à partir des années 1880, les fameuses lois « Jim Crow » favorisent un retour de l’idéologie sudiste, jusque dans la statuaire publique.

La manifestation Unite the Rights

C’est par une pétition en ligne en 2016 que tout commença. Une adolescente afro-américaine de Charlottesville demande le déboulonnage de la statue ainsi qu’un nouveau nom pour le parc, (qui était lui aussi nommé « Lee Park »). D’accord avec la proposition, le conseil municipal vote le retrait de la statue, sous un tollé général de l’opposition, fusse-t-elle conservatrice ou suprémaciste. En juin et juillet 2017, la statue fut plusieurs fois vandalisée, et notamment par un graffiti « Black Lives Matter ».

Les réactions ne se font pas attendre pour protester contre cette décision.  Les 11 et 12 août 2017, un rassemblement de l’extrême-droite américaine entend manifester contre le démantèlement de la statue de Robert E. Lee. Il est à noter que l’extrême-droite américaine est très composite : suprémacistes, nationalistes, néonazis, miliciens ou encore le Ku Klux Klan font partie de cette mouvance.

Les extrêmes s’attirant étrangement comme des aimants, une contre-manifestation eut lieu ces mêmes jours à Charlottesville, cette fois-ci rassemblant antifascistes et antiracistes. Ce qui devait arriver arriva…

La ville eut le privilège de remonter le temps sans DeLorean avec des scènes de guérillas urbaines assez impressionnantes. Il y eut un nombre incalculables d’arrestations (violences et usage d’armes principalement) dans les deux camps, qui visiblement étaient venus pour en découdre.

Ce que l’on retiendra de plus tragique est le décès d’une contre-manifestante lors d’une attaque à la voiture-bélier. Un suprémaciste, James Alex Fields, fonce dans la foule de la manifestation anti-raciste et heurte mortellement Heather Heyer. La jeune femme de 22 ans décède des suites du choc avec la voiture. Inculpé pour crimes de haine, tentative d’assassinat et agression violente à caractère raciste, il est finalement condamné le 28 juin dernier, à la réclusion à perpétuité.

La mémoire nationale et raciale aux États-Unis reste donc profondément divisée. Si certains accusent Donald Trump d’être à l’origine de toutes ces tensions, il va de soi que cette crispation autour de la guerre de Sécession ne s’était en fait jamais complètement effacée, et ce malgré les huit années de présidence de Barack Obama.

Monuments, musées et statues comme celles de Lee sont encore aujourd’hui au centre des débats de partout dans le monde. Chaque nation effectue son travail de mémoire différemment, et surtout en fonction de ses propres particularités. Il nous serait bien indélicat de juger un État sans connaître en profondeur son Histoire. Dans l’idéal, ce devoir de mémoire ne devrait pas bannir certains pans de l’Histoire (ou à l’inverse en valoriser d’autres) pour appuyer une idée politique, fusse-t-elle progressive ou conservatrice.

Si un devoir de mémoire est utilisé contre quelque chose en particulier, on peut finir par nourrir la chose elle-même. Un devoir de mémoire mal perçu ne servira qu’à entretenir des rancœurs inutiles, d’où son importance, encore au XXI° siècle.